Amélie Mansfield

[Volume III, pp. 116 - 123]

Continuation du Journal


Le 3 Octobre au matin.

[p. 116] Je l'ai vu; c'était bien lui: s'il eût été seul je me serai jetée dans ses bras; mais il conduisait deux femmes, sa [p. 117] mère et une jeune personne . . . . sans doute celle qu'il va épouser, du moins ce n'était pas Blanche; et, hors le malheur de la lui voir aimer, il me semble à present que tous les autres ne me feront pas amourir désespérée. Assise sur une borne, à la porte de l'hôtel, la tête couverte d'un vieux capuchon de taffetas noir, je le regardais aider ces femmes à monter en voiture . . . . Cependant il les a quittées pour s'approcher de moi, et, me prenant sans doute pour une mendiante, il m'a présenté quelque monnaie: tout mon corps tremblait si fort qu'il s'en est aperçu. "Ma bonne, a-t-il dit, avec cet accent de bonté que je connais ai bien, vous paraissez malade; prenez ceci pour vous faire soigner." Et, au lieu de sa monnaie, il m'a offert quatre ducats. Un nuage était sur ma vue; une sueur froide coulait sur tous mes membres; je ne pouvais ni penser ni remuer. "Ernest, s'est écrié la baronne, que faites-vous? nous vous attendons [p. 118]." Il a posé son argent sur mes genoux. J'ai senti . . . . oui, j'ai senti la pression de ma main, j'ai fait un mouvement pour la saisir, j'ai ouvert les lèvres pour lui dire: "Me reconnais-tu?" mais une immobile stupeur m'enchaînait. Il s'est éloigné de moi; il s'est retourné pour me regarder encore: je ne distinguais pas ses traits, mais j'ai cru l'entendre soupirer. La baronne l'a appelé une seconde fois avec impatience; alors il est monté dans la voiture, et les chevaux l'ont rapidement emporté . . . . J'ai suivi la voiture de l'oeil aussi long-tems que je l'ai pu . . . . Quand j'ai cessé de la voir, je suis tombée à genoux sur le pavé, j'ai collé mon visage contre la pierre où j'étais assise, en l'entourant de mes deux bras. De combien de larmes je l'ai baignée! Je ne pouvais m'arracher de ce lieu où je l'avais vu . . . . Quelques passans se sont rassemblés autour de moi; j'ai senti qu'il faillait me retirer. Je me suis levée pour [p. 119] retourner dans mon réduit; mais dans le désordre de mes idées, je n'ai pas retrouvé mon chemin. J'ai erré dans cette vaste cité de rue en rue, n'osant demander ma route à personne, et craignant d'être suspecte en prenant une voiture avec le misérable habit que je portais. Un vent impétueux agitait la lumière des réverbères; la pluie tombait par torrens, mais je ne sentais ni le vent, ni la pluie. Peu à peu les rues sont devenues désertes; je me suis trouvée seule: je ne rencontrais plus que quelques hommes de mauvaise mine qui venaient m'examiner avec une attention insultante. La frayeur m'a saisie; et désespérant de découvrir mon habitation avant le jour, je me suis jetée dans la première église que j'ai vue. A l'exception d'une petite chapelle où finissaient quelques cierges, et où plusieurs personnes du peuple semblaient adresser des prières, le reste était dans une profonde obscurité. Je me suis retirée vers le choeur, [p. 120] qui m'a paru être le lieu le plus sombre et le plus reculé; là, je me suis couchée par terre, sur un tombeau sans doute, mais je n'ai pas peur des tombeaux; tout ce qui est insensible et mort me fait envie; je voudrais être cette pierre insensible, ce monument glacé, cette ruine qui s'écroule; je voudrais n'avoir jamais existé . . . . Oh! qu'il est affreux , en quittant la vie, de voir l'ignominie dont on s'est couvert, réjaillir sur ceux qu'on aima, et d'avoir perdu le droit de demander des larmes à un ami, à un frère, à un enfant! . . . . S'ils en versent sur mon sort, ce sera des larmes de honte . . . . Ah! que ne puis-je, comme ces froides pierres, ne vivre dans aucun souvenir, et être morte dans tous les coeurs, comme je voudrais l'être pour l'éternité! . . . . Au milieu de ces réflexions, j'ai senti que le poids de la vie m'étouffalit; je me suis levée: "Non, non, ai-je dit, c'en est trop! je ne veux plus voir la terre des vivans, ni aucun homme: je veux mourir . . . . [p. 121] Adieu, Ernest! adieu! je cours m'ensevelir dans l'éternel oubli de ce monde et de toi." J'ai voulu sortir de l'église pour executer mon funeste dessein; les portes étaient fermées; les cierges de la chapelle étaient éteints; j'étais seule dans ce vaste édifice: il m'a semblé que la main de Dieu me retenait; alors je suis revenue sur mes pas, mais avec un esprit plus tranquille. Tout, autour de moi, était silencieux et sombre comme dans la vallée de la mort. Je marchais lentement sans pouvoir former aucune idée distincte, lorsque tout à coup j'ai entendu un bruit de cloche. Un moment après, derrière le grille qui sépare l'église du choeur intérieur, des voix de femmes ont frappé mes oreilles; ces saints cantiques, cette musique religieuse, m'ont jetée dans une espèce d'extase: je croyais avoir quitté la terre et être appelée au concert des anges. Il m'a semblé voir le ciel ouvert, et Ernest à mes côtés; il me souriait avec amour: "Ma bien-aimé [p. 122], me disait-il, notre hymen fut décidé sur la terre, mais elle n'était pas digne de voir notre félicité, et c'est ici qu'elle doit s'accomplir." Il m'a pressée sur son sein; nos âmes se sont confondues; elle sont tombées ensemble dans des torrens de délices qui se succédaient sans fin; des voix divines ont répété: toujours! toujours! et les voûtes célestes, retentisssant de tous côtés ont répondu: toujours! toujours!

La musique a cessé et la vision enchanteresse a disparu; mais le bien qu'elle m'avait fait est resté après elle; j'ai pu pleurer et prier; j'ai remercié Dieu de m'avoir envoyé sur la terre le châtiment de ma faute; heureux qui a assez souffert dans ce monde pour être sûr, au moment de la morte, que son expiration est finie; je l'ai imploré pour mon fils, innocente victime que ne recevra plus les caresses d'une mère! pour Albert, dont les vertus n'avaient pas mérité une soeur comme moi; pour toi, Ernest, l'auteur de tous mes maux, [p. 123] mais que j'aimerai jusqu'à ma dernière heure, comme à celle où je me donnai à toi. Ah! puisse ce Dieu de miséricorde, ton juge et le mien, te croire assez puni par les peines que j'ai endurées! puisse-t-il prolonger mes tourmens s'il doivent servir à racheter les tiens! et puisse-t-il, ô toi, qui fus l'idole de mon coeur! te pardonner comme je te pardonne!


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Page Last Updated 14 April 2004