Préface de l'Auteur


[i] Il y a, ce me semble, beaucoup de présompton et de témérité à offrir encore au public une nouvelle édition de cette Caroline de Lichtfield, déjà si connue qu'elle ne présente plus aucun intérêt. Mais le succès soutenu de ce petit roman, qui n'a rien de remarquable que sa morale et sa simplicité, et qui a survécu à tant d'autres qui valoient sans doute beaucoup mieux; ce succès, dis-je, auquel j'étois loin de m'attendre, m'a toujours paru quelque chose de si singulier, de si surnaturel, que j'ose encore espérer la continuation de [ii] cet étrange bonheur. Ceux qui ont protégé ma Caroline à sa naissance ne l'abandonneront pas à rentrée dans le monde. Une circonstance heureuse ajoute à cet espoir: les deux éditions précédentes, celle qui fut imprimée, à Lausanne, chex P.-François Lacombe, en 1786, et la seconde, à Paris, chez Debure, en 1788, ont paru toutes les deux sous l'empire des lis, et la troisième va paroître lorsqu'ils commencent à fleurir de nouveau. L'époque d'un bonheur général influera sur elle. Les enfans de ceux qui l'honorènt de leur suffrage la reliront peut-être avec plaisir; on daignera se souvenir que la cour alors voulut bien l'approuver, s'en amuser quelques instans, et peut-être voudra-t-elle aujourd'hui la protéger encore. [iii] Dès lors je n'ai rien à craindre, et je présente Caroline avec la douce assurance qu'elle sera bien reçue, et qu'elle retrouvera les bontés, la même indulgence. Les François ne sont point aussi légers qu'on se plaît à le dire; ils aiment toujours ce qu'ils ont aimé une fois. S'ils ont quelque temps perdu vue les objets de leur affection, ils les retrouvent avec transport; et j'ose croire, j'ose espérer que le noble et vertueux Walstein, la bonne et sensible Caroline, Lindorf, Matilde, etc. leur plairont encore, quoique ce ne soient pas de nouvelles connoissances.

Un autre motif m'a décidée à céder au désir de mon libraire pour donner cette nouvelle édition. De tous les ouvrages que j'ai publiés, [iv] Caroline est le seul qui ne porte pas mon nom. J'ai eu grand soin, il est vrai, pour les faire participer au bonheur de leur devancier, d'ajouter au titre de tous les autres: Par madame Is. de Montolieu, auteur de Caroline de Litchfield. Je sais donc fort bien que personne ne l'ignore; mais j'avoue ma petite vanité: je n'en désire pas moins que cet ouvrage, qui m'appartient plus que les autres, qui m'a valu la faveur du public, paroisse enfin sous mon nom; et l'on doit trouver ce désir assez naturel.

Lorsqu'il fut imprimé le première fois, ce fut vraiment sans mon aveu, ainsi que je le dis dans mon épître. Un de mes amis, homme de lettres, connu par la seule bonne traduction du célèbre [v] roman de Werther, me demanda mon manuscrit, que j'avois écrit uniquement pour amuser une vieille parente à qui je donnois tous mes soins, et je ne songeois pas à le publier. Il le fit imprimer sans me le dire et sans nom d'auteur, en ajoutant seulement au titre: Publié par le traducteur de Werther. Plusieurs personnes ont cru, d'après cela, que c'étoit moi qui avois traduit Werther, et je saisis cette occasion de détruire cette erreur: c'est M. George d'Eyverdun, l'ami dévoué du célèbre Gibbon, dont il est tant question dans les Mémoires de ce dernier1, et j'étois alors cette madame de Crousas qu'il veut [vi] bien aussi nommer avec amitié. Il s'en est peu fallu que mon modest petit ouvrage ne parût sous son nom. Vivant avec M. d'Eyverdun, il fut le complice de sa trahison, et, lorque je m'en plaignis, il me dit: "Je suis si sûr du succès de votre roman, que si vous voulez me le donner j'y mettrai mon nom." Je lui assurai que personne ne voudroit croire que le Tacite anglois eût fait un roman. Mais du mois il ne s'est pas trompé, et Caroline, sans nom d'auteur, sans protection2, arrivant d'une petite ville de Suisse, réussit si bien à Paris, qu'il fallut pardonner aux traîtres amis qui l'avoient fait connoître. J'étois cependant alors si [vii] peu aguerrie avec le titre d'auteur, avec l'idée de voir mon nom à la tête d'un livre, que je ne pus encore me résoudre à l'y placer, lorsque, deux ou trois ans après, j'en fis une seconde édition, imprimée à Paris, avec quelques changemens, pour la distinguer de la foule des contre-façons et éditions fautives qui en paroissoient journellement. Je mis seulement à celle-là mes lettres initiales, comme éditeur, publié par madame le B. de M ...., et j'ajoutai un nom d'auteur supposé, pris dans le roman même, celui du baron de Lindorf, ce qui donnoit, à mon avis, plus d'intérêt et de vraisemblance au roman. A présent que les années, et plus de soixante volumes que j'ai fait paroître avec mon nom, m'ont familiarisée avec ce petit genre de célébrité [viii], je veux que Caroline, qui fait encore aller tous les autres, porte aussi mon nom en toutes lettres.

Ce seroit, je crois, le moment de répondre à l'obligeant reproche qu'on m'adresse sans cesse, de traduire au lieu de composer. Il suffiroit peut-être d'un seul aveu assez humiliant à faire, mais que je dois à la vérité, c'est que je manque de ce don du génie, de cette imagination créatrice qui fait inventer des situations nouvelles, des événemens frappans ou intéressans, des caractères originaux; enfin de tout ce qui entre ou doit entrer dans la compostion d'un bon roman. Il faut pour m'inspirer que quelque chose, soit en réalité, soit en récit, me saisisse m'electrise. Alors je puis peut-être développer, [ix] cette impulsion, l'étendre, y ajouter des incidens, la prolonger ou la modifier, enfin en tirer parti. C'est ainsi que j'en ai agi avec plusiers de mes traductions, et Caroline elle-même doit son origine à un petit conte allemand qui m'en avoit fourni la première idée. Je dois dire cependant que, dans la seconde édition, j'ai changé tout ce que j'avois tiré de cette source, et que l'auteur du petit conte lui- même, M. Auterwall [sic], n'a pas voulu croire, en lisant Caroline, qu'il m'eût aidé en rien.a Mais il n'en est pas moins vrai qu j'ai besoin d'un peu d'aide. Quelques-unes de mes nombreuses nouvelles sont bien entièrement de moi, mais ce ne sont pas les meilleures. Et qu'importe au lecteur, pourvu que ce qu'il lit l'amuse et [x] l'intéresse, que ce soit une idée d'Isabelle de Montolieu, ou de madame de Pichler, ou d'Auguste Lafontaine, ou de quelques auteurs moins connus? Je suis bien plus sûre d'y réussir en m'associant avec eux, qu'en travaillant toute seule, et j'ai un peu moins de responsabilité. Je ne donne du moins au public françois que des ouvrages dont le succès est assuré, puisqu'ils l'ont déjà obtenu dans leur patrie. Je m'efforce de les rendre aussi agréables qu'il m'est possible sous leur nouveau costume, et j'étude ainsi une espèce de voeu téméraire que je fis avec moi-même, lorsque je vis le succès inattendu de Caroline. Je résolus en effet de m'en tenir là, et de ne pas risquer, par une seconde production, de détruire l'espèce de charme ou de prestige qui [xi] sembloit attaché à la première. Il ne faut pas fatiguer le bonheur; il s'échappe si facilement! Celui qui a toujours accompagné Caroline depuis son apparition, se seroit peut-être évanoui sans retour, si je lui avois donné bien des frères ou des soeurs. Cela auroit déplu, parce qu'on ne plaît pas toujours, et la pauvre soeur aînée auroit été enveloppée dans la proscription. Un demi-succès m'auroit, je crois, stimulée à tâcher de faire mieux: celui-là m'a découragée, ou plutôt j'ai voulu en jouir sans crainte de le perdre. La nombreuse famille étrangère qui j'ai adoptée n'a pas nui à Caroline; elle est restée l'enfant gâté du public, quoiqu'il y en ait qui valent bien mieux à mon gré. Les charmans Tableaux de Famille, Marie Menzikoff, [xii] Falkenberg, et surtout Agathoclès, auroient dû la faire oublier. Mais puisqu'on veut bien l'aimer encore, la voilà mieux soignée, et plus digne des bontés qu'on a pour elle. Je n'y ai d'ailleurs rien changé, puisqu'elle a plu telle qu'elle est; mais j'ai corrigé avec grand soin les négligences de style et la musique des trois romances. Celle de la ronde villageoise de Justin n'avoit pas paru; les deux autres airs sont assez bien adaptés aux paroles. Je n'aurois pu faire mieux, e je les ai seulement un peu rajeunis. J'en aurois sûrement trouvé de beaucoup plus jolis dans la foule de ceux qu'on a bien voulu composer sur mes paroles; mais un choix auroit été difficule et désobligeant: c'est le seul motif qui m'ait décidée à préférer ceux que [xiii] j'ai faits moi-même, sans être musicienne, et pour lesquels j'ai surtout à réclamer indulgence.

Isabelle de Montolieu.


1 Voyez Mémoires de Gibbon, vol. 2, page 402.

2 Je me trompe, madame de Genlis voulut bien protéger dans le temps cette première édition.


a According to Joan Hinde Stewart, "Sensibility with Irony: Mme de Montolieu at the End of an Era," Kentucky Romance Quarterly, 25 (1978), p. 481, the conscious inspiration for the novel was "a short story by Antoine Wall published in 1783 in the periodical Les Bagatelles." For more on and where to find this source, click here.


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Page Last Updated 9 January 2003