Les Châteaux Suisses, Anciennes Anecdotes et Chroniques


LE CHÂTEAU DE WEISSENBOURG


[Volume II, 203 - 213]

[p. 203] Les bains de Weissenbourg sont situés à une demi-lieue du village du même nom, du côté du couchant, et à cinq lieues de la petite ville de Thoune, dans le bas Siebenthal: le chemin qui y conduit s'enfonce au travers des montagnes, jusque dans la gorge romantique où l'on trouve cette source salutaire. La nature semble avoir voulu la soustraire à la recherche des hommes; le sentier par lequel on y arrive est impraticable pour toute espèce de voitures, et dans quelques endroits, si étroit et si périlleux, qu'il faut avoir une très bonne tête pour y passer. Lorsque le ruisseau, qui porte le nom de Bantigre, est grossi par les pluies ou par la fonte des neiges, on ne peut même, sans de grands dangers, s'approcher de l'horrible fente par laquelle il s'échappe du rocher, et dont il occupe toute la largeur. Dans plusieurs endroits il faut passer sur [p. 204] d'énormes blocs de pierre détachés des montagnes, sur des troncs d'arbres immenses entraîné par la chute des eaux, et s'élever quelquefois sur des échelles suspendues contre des rochers à pic; mais les amateurs de ce genre de beautés sont bien récompensés de leur peine, lorsqu'ils ont le courage de parcourir la vallée du Siebenthal, l'une des plus intéressantes de la Suisse, et de suivre d'un bout à l'autre le cours de la Sieben, ou Simmen. C'est cette rivière qui a donné le nom de Siebenthal à la vallée, et qui l'a pris elle-même d'un des sites les plus remarquables de son cours, nommé die Sieben Brunnen en allemand, et en français les Sept Fontaines. Ce site mérite incontestablement d'être placé au nombre des plus sublimes et des plus pittoresques de la Suisse. La vallée du Siebenthal a environ treize lieues de longueur, mais elle est très étroite; dans quelques endroits, à peine a-t-elle un quart de lieue de largeur, ce qui, joint à la hauteur des monts qui l'entourent, fait que le soleil n'y pénètre que pendant quelques heures: il y a même des gorges, telles que la plaine d'Oberried, qui en sont totalement privées pendant les mois d'hiver, et où l'on trouve cependant beaucoup d'habitations. Le village de Lenk, élevé de 3 000 pieds au-dessus du niveau de la mer, est la derner de cette vallée, et sa situation est extrêmement pittoresque. Au midi, la vallée est fermée par une superbe enceinte de montagnes. Celles du premier plan sont couvertes de pâturages, entre lesquels serpentent une quantité de ruisseaux, qui se réunissent dans la [p. 205] Simmen. Au-dessus de ces montagnes s'élève majestueusement les monts immenses de l'Amertgrat et de l'Amerthorn, faisant partie de la chaîne des Alpes; enfin, ce dernier est couronné par le Wild- Strouvel, d'où descend le glacier Rätzliberg, en formant trois étages ou gradins, qui terminent d'une manière imposante cette vue magnifique. One compte deux lieues au plus de Lenk à l'endroit où l'on voit les cascades ou chutes de la Sieben, les Sept Fontaines et le glacier du Ratzli, dont l'écoulement les alimente. Le pic nu qui s'élance en forme d'aiguille au-dessus de ces sources, et qui ajoute à la magie de cet étonnant tableau, se nomme Seehorn ou pic du Lac; et en effet, on trouve de l'autre côté, au pied de ce pic, un lac formé par les eaux qui sortent du glacier, et qui sert de réservoir aux Sept Fontaines. Quoiqu'elles soient connues sous ce nom, ce n'est pas précisément sept sources; on en voit un bien plus grand nombre, qui, couvertes d'une écume argentée, s'élancent d'un mur de rochers à pic, entourés d'une bordure d'arbrisseaux verdoyants: ces sources sont tellement abondantes, qu'au pied du rocher même elles forment déjà un ruisseau considérable, appelé la Sieben ou Simmen, qui s'augemente bientôt du tribut des autres ruisseaux, et devient la rivière qui traverse toute la vallée. Non loin des Sept Fontaines on voit avec admiration plusieurs chutes ou cascades, formées par cette rivière, et dont l'effet ne peut se comparer à celui d'aucune autre chute d'eau. Lorsque le voyageur a le bonheur de rencontrer le moment où elles sont [p. 206] éclairées par le soleil, tandis que tout ce qui les entoure est encore dans l'ombre, il jouit avec étonnement du magnifique spectacle des arcs-en-ciel qui se forment sur leurs nuées de vapeurs. Il n'est aucun amant de la belle nature qui puisse éprouver du regret d'avoir bravé quelques dangers, et consacré un jour à la contemplation de ces sublimes et imposantes scènes 1 et cependant cette contrée, si remarquable par ces monts immenses, l'abondance de ses eaux, et sa source tiède, connue sous le nom de Bains de Weissenbourg, est rarement visitée par les voyageurs. On doit l'attribuer sans doute à la difficulté, et même aux dangers des communications: il faut en effet être bien malade, ou bien curieux des grands effets de la nature, pour recourir à ce remède ou entreprende ce voyage: les bains sont cependant assez fréquentés. L'eau themale, très limipide, sans odeur et sans aucun goût désagréable, est à la source à vingt-trois dégrés du thermomètre de Réaumur, et aux bains mêmes seulement à vingt-sept; on en fait particulièrement usage, et avec succès, pour les maladies de poitrine et la phthisie; elle est agréable à boire par son extrême légèreté; et l'effet en est subit pour reposer le voyageur fatigué de sa course, et lui redonner des forces. Nous croyons faire plaisir à nos lecteurs en leur donnant un fragment de la lettre d'un [p. 207] jeune voyageur qui y était attiré par l'amitié. Un de ses amis suivait le traitement des bains de Weissenbourg; et le désir de lui faire une visite se joignant à la curiosité de parcourir cette contrée sauvage, il 'sy rendit; voici ce morceau tiré de son journal.

" . . . . Enfin, vers le soir du second jour, je m'approchai du petit village de Weissenbourg, en suivant les bords de la Simme; à trois ou quatre lieues de Thoune, je remarquai les ruines de l'ancien château des barons de Weissenbourg, puissants dans le Siebenthal et dans tout l'Oberland; tantôt amis, tantôt ennemis de Berne, et jouant un rôle important dans l'histoire de ce pays. Je me proposai de visiter ces ruines plus à loisir; les débris d'une ancienne puissance portent mon âme à la réflexion plus qu'aucune autre choise. Que sont-ils devenus ces héros qui se promenaient avec orgueil sous ces portiques et dans ces grandes salles voûtées, défiant le ciel et la terre de les renverser . . . ? Eux-mêmes et leur noble demeure gisent à présent dans la poussière, abattus sous la force destructive du temps. Monuments élevés par les mains des hommes, vous êtes périssables comme eux!

"Les voilà, m'écriai-je en étendant la main vers les monts immenses qui s'élevaient de tous côtés, les voilà ces monuments inébranlables comme le Dieu qui les créa, les voilà ces monts . . . .

" -- Oui, monsieur, les voilà, me dit un jeune garçon que j'avais pris pour guide, voilà celui qui sappelle Hakenflue, et voilà tout là-bas le Buntschipach, [p. 208] qui vient des bains de Weissenbourg; nous y serons bientôt. "Nous prîmes alors le sentier qui y conduit: il est aussi étroit, aussi rude, et aussi difficile à suivre sans broncher, que celui de la vertu. L'air était pesant et orageux; d'épais nuages interceptaient le peu de jour que les hautes montagnes laissent pénétrer: le bruit du ruisseau roulant en écume sur des rochers, le roulement du tonnerre prolongé par les échos, et des éclairs qui se succédaient continuellement, en perçant avec peine le brouillard qui nous entourait comme une noire fumée; des gémissements sourds formés par le vent; le sentier devenant toujours plus rapide, et qui semblait nous conduire dans un abîme; tout autour de moi me donna l'idée du Tartare. Ces bruits au milieu de cette solitude effayante, ce jour douteux, une odeur sulfureuse répandue dans l'atmosphère, je ne sais quoi de surnatuel, de terrible, et que je n'avais point encore éprouvé, disposa mon imagination aux pensées d'un autre monde: il me sembla que j'arrivais à la porte des enfers, décrite avec tant de force par le divin Dante, que j'avais en vain tâché d'imiter: dans ce moment un de mes essais me revint à l'esprit, et je m'écriai involontairement:

Je suis sur les confins de la sombre vallées,
Je suis sur le chemin de l'éternel malheur;
Le voilà cet enfer, où l'âme rejetée
N'entend plus que soupirs, ne sent plus que douleur!

Le temps qui détruit tout ajoute à ton empire;
La mort et le péché t'enfantent des sujets:
[p. 209]Chaque heure, chaque instant au grand coupable expire
En vient dans ce séjour expier ses fortaits.

Dieu! sont-ils pour jamais bannis de ta présence?
Pour jamais! mot affreux, ô funeste ascendant!
L'arrêt est prononcé, le coupable l'entend,
Toi qui vient sur ce seuil, lasses-y l'espérance

"Je prononçai avec assez de force ce dernier vers, dont la seule pensée m'a toujours fait frissonner. Mon petit guide, que j'avais parfaitement oublié, se retourna encore: "Non, non, monsieur, me cria-t-il, ne vous désespérez pas, nous y voici." Je fus aussi surpris d'entendre une voix humaine, que si j'avais vraiment été dans le pays des ombres. Il est grand temps, pensai-je, que cette source bienfaisante vienne calmer mon imagination. L'étroit sentier, en forme de corniche, sur lequel nous cheminions, tournait au coin d'un rocher, et j'aperçus au dessous de nous quelques lumières qui venaient des fenêtres de la maison des bains: elles me rappelèrent tout-à-coup que, loin quil fallût laisser sur le seuil l'espérance, c'était elle seule qui conduisait les malades dans cette affreuse route, et soutenait leur courage: moi-même n'y porté-je pas celle de trouver mon ami en bon train de guérison? Cette douce idée me rendit à l'instant mes forces et ma gaîté et dissipa le prestige de mon imagination. Je descendis aussi lestement que mon jeune guide, et bientôt nous fûmes à la porte de l'auberge. L'hôte, connu partout par sa force d'Hercule et son originalité, et qui transpote sur son dos comme une plume, au milieu des eaux écumantes, [p. 210] les voyageurs curieux de visiter la source.2, l'hôte me recevoir, je congédiai et récompensai mon guide, qui, malgré la nuit et l'orage, et à peine sort de l'enfance, reprit le chemin de son village par l'étroit sentier, en chantant de toutes ses forces l'air du ranz des vaches du Siebenthal: je l'ai entendu souvent depuis répété par les bergers, et par les échos de rochers en rcohers: je l'ai noté, et je le donnerai aux amateurs de ce genre de musique, à la fin de mon récit.

"Vous arrivez bien tard, monsieur, me dit l'hôte, tous mes baigneurs sont couchés, à l'exception de deux ou trois. -- M. J*** est-il ce ces derniers? lui demandai-je. -- Je crois que oui, monsieur; il aime à veiller. -- Conduisez-moi dans sa chambre." Il prit une lumière, me fit traverser ce qu'il appelait la salle à manger, où étaient encore les débris du souper, et m'ouvrit la porte d'une cellule, où je trouvai mon ami établi au coin d'une petite cheminée, ayant à côté de lui, sur une table, du pain frais, du vin, un rôti froid, comme s'il m'avait atendu. Il n'en était rien cependant: nous ne nous étions pas vue depuis trois ou quatre années, et je laisse à tous les vrais amis, qui se réunissent après une longue absence, à juger de notre joie, de nos embrassements, de la surprise de J***, de la foule de questions que nous nous adressions mutuellement. Les miennes ne portaient que sur sa santé: elle était bonne quand je m'étais séparé de lui; sa maigreur, et plus encore le [p. 211] séjour qu'il habitait, me disaient ce qu'il avait souffert: il faillait, suivant moi, se croire aux portes de la mort pour se décider à venir, au péril du reste de sa vie, chercher un guérison incertaine dans une contrée si sauvage et un climat si rude, qu'on était obligé d'allumer du feu à la cheminée au milieu du mois de juin. "J'ai cru, lui disais-je, que je venais te chercher dans le royaume des ombres: la nature a vraiment créé dans sa colère cet horrible coin du monde, et dans un moment de repentir de son ouvrage, elle y plaça cette source salutaire; mais ce moyen de guérison est presque plus cruel que la maladie; les malades doivent mourir de peur sur le chemin de la santé. J'ai cru , je te le jure, que c'était l'entrée du tartare, de l'enfer, décrit par Dante: le bruit du tonnerre joint à celui du torrent, l'obscurité qui ne me laissait voir l'affreuse route qu'à la lumière des éclairs, tout ajouait au prestige, et un moment il a été complet."

"Mon ami rit de ma terreur: depuis trois semaines qu'il était aux bains de Weissenbourg, il avait eu le temps de s'accoutumer aux horreurs du site: égayé par une société joyeuse et par l'effet favorable des eaux, il voyait tout sous un beau jour. Il fit l'apologie de ce qu'il appelait seulement un site pittoresque; il me promit que dès le lendemain je tiendrais un autre langage, que j'admirerais tout ce qui m'avait effrayé, que les sombres images desparaîtraient à l'aspect d'une nature sublime, même dans ses singularités, et que j'avais l'imagination trop romanesque pour n'être pas enchanté, [p. 212] transporté d'un paysage aussi extraordinaire.

"J'en doute, lui répondis-je, j'aime, il est vrai, les scènes imposantes d'une nature agreste et sauvage; mais ici, au fond de cet abîme, si resserré entre les rochers, qu'on ne peut faire dix pas de plain-pied; ici, où le soleil ne pénètre qu'un instant et comme à regret, je ne puis voir que l'horrible asile de quelque meurtrier échappé à la justice vengeresse, qui vient cacher dans cette retraite inaccessible ses crimes, ses remords, et fuir la renconter des hommes. Oui, m'écriai-je, celui qui vint le premier habiter cet affreux repaire de bêtes sauvages était certainement lui- même un être féroce et dénaturé, indigne de la lumière du jour.

" -- Cher ami, me dit J***, je te jure que tu as la fièvre, et ton Dante et ton enfer sont encore dans la tête. Crois-moi, mon cher W***, ce n'est pas dans les tranquilles vallées de la Suisse, au milieu des simples et bons pasteurs qui les habitent, que l'enfer doit être placé, ou que le malfaiteur cruel doit trouver un asile. Je t'attends à demain, quand un sommeil doux et paisible aura rafraîchi ton sang et rectifié tes idées. Les miennes sont bien différentes; depuis que j'habite près de cette source de santé, j'ai toujours pensé qu'elle avait été découverte ou par la pitié, ou par l'amour malheureux, et que ces grottes solitaires et romantiques avaient été d'abord habitées ou par un saint ermite détaché de ce monde, et fuyant les péchés de hommes, ou par deux amants persécutés. J'ai fait des [p. 213] recherches dans les anciens documents du pays, et voici, dit-il en tirant quelques feuilles de son secrétaire, ce que j'ai trouvé sur l'origine de ces bains, et la découverte de cette précieuse source. Lis ces pages ce soir avant de t'endormir, et tu te réveilleras, j'espère, avec des idées plus justes et plus raintes. "Je les pris avec une extrême curiosité, et, retiré à mon tour dans ma cellule, je lus avec un grand intérêt cette ancienne chronique, écrite en partie en vieux langage, mais qui n'était pas inintelligible; et la voici.


1 Voyez le Manuel du voyageur en Suisse, par Ebel, d'où cette description est tirée. (Note du traducteur.)

2 Voyex Ebel, à l'article Weissenbourg.


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Page Last Updated 23 June 2003