Caroline de Lichtfield



Suite du cahier de Lindorf

[Une victime de la barbarie, Volume II, pp. 1 - 9]

[1] "Ma fureur s'éteignit à l'instant même. Je jetai loin de moi l'arme meurtrière, et, me précipitant sur mon ami, je cherchai à arrêter avec mon mouchoir le sang qui sortoit de sa blessure. Le coup avoit donné dans le visage; plus de la moitié d'une joue étoit emportée. Il me dit qu'il croyoit avoir le genou fracassé, mais qu'il sentoit que ses blessures n'étoient pas mortelles.

Je m'efforçai de le relever à demi, de l'appuyer contre un arbre, et de lui donner tous les secours que le lieu [2] permettoit. J'étois si troublé, que je ne songeois point que j'en aurois pu trouver à la ferme, dont nous n'étions pas à vingt pas. Dans ce premier moment, je ne savois même plus ce qui avoit pu causer cet affreux malheur; toute autre idée que la sienne étoit effacée de mon esprit. Je le soutenois contre ma poitrine, et, malgré mon tremblement, je vins à bout de lui faire, avec nos deux mouchoirs, une sorte d'appareil.

Quand j'eus fini, la mémoire me revint tout à coup. Ah Dieu! c'est moi, c'est moi, malheureux, qui l'ai mis dans cet état affreux, disois-je en gémissant, en me cachant le visage contre terre, en poussant des cris inarticulés! -- Lindorf, me disoit le pauvre blessé, cher Lindorf, calmez-vous; écoutez-moi. Il vous reste un moyen de réparer vos torts, de conserver mon estime, mon amitié, de les augmenter même. Oui, vous me serez plus cher que jamais, si vous me promettez, sur votre honneur, ce que je vais exiger de vous . . . Je ne [3] doutai pas qu'il ne s'agit du sacrifice de mon amour; mais l'action atroce que je venois de commettre, avoit fait une telle révolution dans mon coeur, que je n'hésitai pas un instant, et que je m'engageai par les sermens les plus forts. Eh bien, me dit le plus généreux des hommes, j'exige que cette aventure soit à jamais un secret entre vous et moi. Heureusement nous n'avons pas de témoins; laissez-moi dire ce que je voudrai sur mon accident, et gardez-vous de me démentir. Vous l'avez juré; et, je le répète, ce n'est qu'à cette condition que je puis vous pardonner et vous aimer encore. Un seul mot vous ôte à jamais mon amitié.

Je voulus parler; les sanglots m'en empêchèrent. Je ne pus que baiser sa main et la presser contre mon coeur déchiré de remords. Malgré mes soins, le sang sortoit toujours de la plaie. Il voulut, avec mon aide, essayer de se relever; mais il s'aperçut alors que sa blessure au genou étoit plus fâcheuse [4] qu'il ne l'avoit pensé. Le pistolet étoit chargé à double coup; une balle s'étoit écartée; et nous jugeâmes que l'articulation étoit cassée; du moins il ne pouvoit absolument se soutenir, et retomba par terre. Je me détestois; je poussois des cris de douleur; je me prosternois aux pieds de mon ami, et c'étoit lui qui me consoloit. Allez à la ferme chercher des secours, me dit-il enfin; vous y trouverez la preuve que je n'étois pas, comme vous avez pensé, le plus indigne des hommes. Allez; et sur toutes choses songez à votre serment. Si vous y manquez, je ne vous revois de ma vie.

Je courus, sans lui répondre, à la ferme. J'entre précipitamment, et ce que je vis me mit à l'instant au fait de la conduite du comte, et me fit abhorrer la mienne. Le berger Justin, très-bien habillé, étoit à côté de Louise, dont il tenoit une main des les siennes. Elle se penchoit vers lui avec l'expression de la tendresse et du bonheur. Le vieux père Johanes, assis vis-à-vis d'eux, [5] contemploit avec joie ce doux spectacle, ainsi que la bourse que le comte venoit de donner à Louise et que j'avois regardée comme le prix de son déshonneur. Elle étoit sur la table avec une autre tout aussi grosse. J'aperçus ce tableau d'un coup d'oeil, et je puis attester que la seule impression qu'il me fit éprouver, fut d'ajouter à mes remords. Ma pâleur, le sang dont j'étois couvert les effraya. -- O mes amis, dis-je en entrant, venez tous au secours du comte, il est ici près, blessé: venez tout de suite. -- Ah! Dieu, notre cher bienfaituer! s'écrièrent à la fois Louise et Justin. Nous courûmes tous en désordre où je l'avois laissé.

La perte de son sang et la douleur l'avoient affoibli; il étoit à peu près sans connoissance. Louise courut chercher de l'eau, du vinaigre.

Il revint à lui, et leur dit avec peine qu'un malheureux pistolet avec lequel il avoit voulu s'amuser, en partant dans [6] ses mains, avoit causé tout ce désastre, et que je m'étois trouvé [sic: touvé] là par hasard.

Il s'agissoit de le transporter au château. Justin courut à la ferme chercher une espèce de brancard et un matelas: nous l'étendîmes dessus. Justin, dans la force de la jeunesse, animé par la reconnoissance, et n'ayant pas comme moi le poids accablant du remords, nous fut très-utile. Louise et son vieux père nous aidèrent aussi de tout leur foible pouvoir. Nous nous mîmes en marche. Pendant ce lent et pénible trajet, quelques propos de Justin et Louise me firent comprendre qu'ils s'aimoient depuis très-long-temps, et que, ce jour là même, le comte avoit vaincu tous les obstacles et conclu leur mariage, en donnant à Justin une ferme assez considérable dans sa terre de Walstein, sous la seule condition qu'ils se marieroient et partiroient tout de suite; Johanes devoit y aller avec eux. Cette nouvelle et ces détails me [7] rendoient bien criminel; mais ma passion pour Louise étoit si bien éteinte, que j'entendis même avec une sorte de plaisir qu'elle s'éloigneroit, et que je ne la reverrois plus. Je sentois que sa seule présence auroit été pour moi un reproche continuel.

Enfin nous arrivâmes; et lorsque nous eûmes déposé le brancard dans la cour, et appelé des gens pour nous aider, mon premier soin fut de monter à cheval, et de courir à bride abattue chercher des chirurgiens à la ville la plus prochaine. Elle étoit à plus de trois lieues; cependant je fis une telle diligence, que je les ramenai à l'entrée de la nuit. Je trouvai tout le château dans la consternation la plus affreuse. La manière dont mon père me reçut, en m'embrassant tendrement, en louant mon zèle, me prouva qu'il ignoroit absolument que j'eusse quelque part à ce malheur. Il étoit déjà dans un tel désespoir, que c'eût été pour lui le coup de la mort, s'il avoit appris la [8] vérité. Cette considération, plus que mon serment, me fit garder le silence; mais j'ose assurer qu'il en coûtoit à mon coeur, et que j'aurois voulu, dans ces premiers momens, me rendre aussi odieux à tout l'univers que je l'étois à moi-même.

Les chirurgiens, après avoir extrait les balles et sondé les blessures du comte, déclarèrent qu'elles n'étoient pas mortelles, mais qu'il y avoit à craindre qu'il ne perdît entièrement un oeil et l'usage de sa jambe, qu'ils parlèrent même de couper. Le comte, qui se méfioit un peu de leur habileté, s'y opposa fortement, et soutint avec un courage inoui, et le pansement, qui fut très-douloureux, et l'arrêt qu'on lui prononça. Je ne pus y assister; mais dès que l'appareil fut mis, je rentrai dans sa chambre, et je jurai de n'en ressortir qu'avec lui.

Je ne sais comment ma profonde affliction ne trahit pas notre secret. Elle étoit extrême; mes larmes ne tarissoient [9] point; et la malheureuse victime de ma barbarie ne cessoit de chercher à me consoler. Il en vint jusqu'à me dire et me jurer qu'il regardoit cet évévement comme un bonheur; que son goût et ses talens l'avoient toujours porté à l'étude plutôt qu'au militaire; qu'il avoit obéi à son père et au roi en se vouant à cet état; mais qu'il étoit charmé d'avoir un prétexte spécieux pour le quitter, afin de se livrer uniquement à la politique. D'ailleurs, me dit-il, je vous crois guéri de votre passion. Le remède, il est vrai, a été violent; mais, s'il a eu son effet, je ne puis, que bénir le ciel de tout ce qui s'est passé.


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Page Last Updated 9 January 2003