Caroline de Lichtfield


[Caroline ouvre son coeur et détrompe la chanoinesse: l'âme de Caroline, Volume II, pp. 154 - 168]

[154] Quel sentiment dominoit dans l'âme de Caroline en finissant cette lettre? Étoit-ce la surprise, l'admiration, les [155] remords, l'attendrissement? Ah! tout étoit confondu! elle ne savoit ce qu'elle éprouvoit. Pendant long-temps elle resta immobile, les yeux fixés sur ce papier, qui venoit de changer toutes ses idées, et dont elle avoit peine à croire le contenu.

En sortant de cette espèce d'anéantissement, son premier mouvement fut de se lever, d'ouvrir son bureau, de rassembler tous les paiers que Lindorf lui avoit remis, de courir dans l'appartement de sa bonne amie, de lui faire connoître cet homme étonnant, de lui apprendre par quels liens elle tenoit à lui, de chercher dans son amitié la force de les supporter. Depuis quelques instans elle la trouvoit presque dans son coeur, ils ne lui paroissoient plus si pesans ces redoutables liens. Ah, Walstein, dit-elle à demi-voix, généreux Walstein! non tu ne partiras point, tu ne sera point la victime . . .

Elle s'arrêta, craignant de s'engager [156] trop avec elle-même. Son coeur étoit combattu, son âme oppressée, mais d'une manière moins douloureuse, et lorsqu'elle eut joint son amie, ce fut sans trop de peine qu'elle la prévint sur la confidence qu'elle avoit à lui faire; et véritablement il falloit la prévenir. Ses idées étoient si loin de ce qu'elle alloit apprendre . . . Caroline, sa Caroline mariée depuis plus de deux ans sans qu'elle s'en doutât, étoit un événement si singulier, si inattendu, que tous ses romans ne lui en avoient pas offert un pareil, et qu'elle pouvoit en mourir de surprise.

Ce fut donc après quelques préparations et les plus tendres caresses, que son élève lui apprit enfin ce grand secret, et les raisons qu'on avoit eues de le garder. Lorsque la bonne chanoinesse eut exhalé tout à son aise sa surprise, sa colère, ses reproches; lorsqu'elle se fut tour à tour attendrie et fâchée; qu'elle eut bien grondé et bien pleuré; lorsqu'elle eut répété cent fois [157] qu'il étoit affreux qu'on se fût défié d'elle, et plus affreux encore q'on eût sacrifié cette pauvre enfant, Caroline demanda et obtint avec peine une demi-heure de tranquillité. Elle l'employa à raconter tout ce qui regardoit Lindorf. Ce fut sans doute ce qui lui coûta le plus; mais elle voulut avoir pour son amie une confiance entière et sans réserve.

Non, maman, lui disoit-elle avec tendresse, non, votre Caroline n'aura plus de secret pour vois; j'ai trop souffert de cette affreuse contrainte. Ce n'est que depuis peu de jours que j 'ai la liberté de la faire cesser, et depuis bien peu d'instans que j'en ai le courage. C'est au comte que je le dois: oui, c'est à seul que je dois le bonheur d'oser vous ouvrir mon coeur, et de n'avoir rien que de consolant à vous apprendre. Oh! quand vous saurez à quel ange je me suis unie, et combien j'ai de torts avec lui, ce n'est pas votre Caroline que vous plaindrez. Elle ne vous demande qu'en peu d'indulgence [158] et de patience pour un récit bien long, car je ne veux rien vous cacher; non, rien du tout, je vous le jure. En effet, elle lui dit tout, et ne la surprit point en lui avouant son penchant pour Lindorf. -- Hélas! je l'ai bien vu, reprit la chanoinesse; et moi, insensée, qui m'en félictois! Je croyois . . . j'avois arrangé dans ma tête . . . Voyez à quoi vous m'exposiez avec ce beau mystère! Ne sais-je pas ce qui arrive toujours? On se connoît, on s'aime, parce qu'enfin on est fait pour aimer; et c'est pour la vie, car une première impression ne s'efface jamais. -- Ah! j'espère qu'elle effacera, dit vivement Caroline; je ferai du moins tous mes efforts pour la détruire. -- Et tu n'y réussiras pas, pauvre enfant; je sais ce que c'est. Plus on combat une inclination, plus elle augmente. Est-il possible de cesser d'aimer? -- Oui, sans doute, quand un attachement nous rend coupable . . . Ah, maman! maman! vous ne savez pas encore à [159] quel excès nous l'étions tous deux; j'offensois le meilleur des époux; et Lindorf, un ami comme il n'en fut jamais.

Alors elle commença la lecture du cahier, et crut ne pouvoir l'achever, interrompue à chaque instant par les exclamations de la chanoinesse. Elle se passionna d'abord pour le brave général tué en défendant son roi; le jeune comte aussi l'intéressa; mais son cher Lindorf lui tenoit encore au coeur. Comme il écrit bien! disoit-elle. Quel style tendre et sentimental! ah, je le regretterai toute ma vie! C'est là l'époux qu'il te falloit. Cependant, dès qu'il fut question de Louise, cette grande amitié baissa considérablement. Quel éloge il fait de cette fille! est-ce qu'un gentilhomme, un baron, s'avise de regarder si une petite fermière est jolie? Mais lorsqu'elle le vit sérieusement amoureux et projetant d'épouser, elle n'y tint plus. Sa colère fut au point que Caroline se repentit presque [160] de l'avoir excitée. Ne m'en parlez plus, disoit- elle; comme il m'a trompée! Aimer une paysanne, penser à l'épouser, et oser après cela faire la cour à mademoiselle de Lichtfield! En vérité c'est odieux. Tu dois te trouver trop heureuse d'être mariée, et de n'avoir pas été le cas de succéder à sa Louise. Le bel amour qu'un second amour! et après une fermière encore! Comme cet home m'a trompée! A qui peut-on se fier? . . .

Caroline, plus attendrie qu'humiliée d'être l'objet de ce second amour, ne répondoit rien, soupiroit et reprenoit sa lecture quand la pétulante baronne le lui permettoit. A mesure que Lindorf perdoit dans son estime, Walstein au contraire y gagnoit considérablement: bientôt ce fut son héros par excellence. Cette noblesse, cette énergie, cette grandeur d'âme, l'enchantèrent. Vous êtes trop heureuse, répétoit-elle à Caroline, d'être la femme de cet homme là. Mais qu'est-ce que vous [161] disiez de sa laideur? Moi, je le vois beau comme un ange, et des sentimens d'une noblesse! . . . Comme il parloit à ce petit Lindorf! Ah! ce n'est pas lui qui auroit aimé une fermière. Elle en eut cependant peur un moment, et ne savoit plus que penser. Mais lorsqu'elle en fut à la terrible catastrophe; lorsqu'elle vit le comte blessé, défiguré; lorsqu'elle sut à quel excès il avoit porté la générosité et l'amitié, elle fit les hauts cris, et ne pouvoit plus se contenir. Lindorf étoit un monstre, et Walstein un dieu devant qui on devoit se prosterner. Son enthousiasme augmentoit à chaque ligne, et ses lettres à son ami y mirent le comble . . . Elle jura que le ciel avoit crée cet homme tout exprès pour sa Caroline. Ce n'est point une âme de ce siècle, disoit-elle; il ressemble à Cyrus, à Orondate, à tout ce que j'ai lu de plus sublime; et votre petit Lindorf ressemble à tous les hommes. Vous le voyez, il aimoit encore Matilde: [162] il en aimeroit une douzaine à la fois. Passe pour celle-là; elle est comtesse, au moins; mais jamais je ne lui pardonnerai cette Louise. Sans doute qu'à présent il reviendra à la jeune comtesse; mais j'espère qu'elle fera comme je fis quand ton père m'offrit sa main après la mort de sa femme, et qu'elle aura comme moi la noble fierté de le refuser. -- Ah! j'espère bien que non, s'écria Caroline; . . . et ce mot partit du fond de son coeur; elle en fut surprise elle- même. C'étoit la première fois qu'elle éprouvoit un désir bien vrai que Lindorf revînt à Matilde, qu'il l'aimât, l'épousât, et ne fût plus que son frère. Par une révolution singulière et presque subite, elle sentit que son attachement pour lui n'étoit pas actuellement le sentiment le plus vif de son coeur. Il est vrai qu'elle étoit dans un moment d'enthousiasme, et que celui de son amie l'excitoit encore. Mais nous laisserons à celle-ci le soin de l'entretenir.

[163] Lorsqu'elle en vint à cette dernière lettre que Caroline avoit reçue ce jour même, cette lettre où le comte parloit d'elle, pensoit à elle, et lui assuroit le bonheur de vivre toujours avec sa Caroline; lorsqu'elle eut entendu cette phrase: "Vous engagerez cette tendre et respectable amie, que vous ne voulez et ne devez pas quitter à venir vivre avec vous" . . . elle ne put modérer ses transports; elle embrassa tendrement Caroline, en l'appelant sa chère petite comtesse, et lui disant, la larme à l'oeil: Nous ne laissersons pas partir cet ange: n'est-ce pas, ma fille? il ne partira pas?

Non certainement, reprit Caroline; je serois la plus ingrate des femmes si j'y consentiois: permettez même que j'aille lui répondre tout de suite; le courrier part ce soir.

Elle sortit, et laissa la bonne chanoinesse tout émerveillée de ce qu'elle venoit d'entendre, et ayant bien assez à penser pour ne pas s'ennuyer d'être [164] seule. Rien que l'idée d'écrire au comte auoit fait mourir d'effroi Caroline, si on la lui eût présentée la veille. A présent rien ne lui paroissoit plus facile à faire que cette réponse. Son coeur, pénétré et rempli de reconnoissance, d'admiration, ne demandoit pas mieux qu'à s'épancer. Son imagination exaltée lui dictoit mille choses; et à peine fut-elle dans son appartement qu'elle courut à son bureau. Le premier objet qui se présent en l'ouvrant, est la petite boîte qui renferme le portrait de son époux. Pendant sa colère contre lui, elle l'avoit cachée sous le tas de papiers qu'elle venoit d'ôter. Elle la prend, elle l'ouvre; elle regarde ces beaux traits, cette physionomie si noble et si douce, avec un sentiment qu'elle n'avoit point encore éprouvé. Elle oublie combien il est changé, et s'étonne d'avoir pu refuser son coeur à l'original de cette charmante peinture. Insensiblement elle s'attendrit; ses larmes coulent; elle approche le portrait [165] de ses lèvres, et sent une véritable émotion. Elle étoit, comme on le voit, très-bien disposée pour sa réponse. Si elle l'eût faite dans cet instant, elle eût sans doute été plus tendre que le comte n'eût jamais osé l'espérer; mais malheureusement en écarter, pour écrire, tous les papiers épars sur son secrétaire, ses yeux tombent sur cette lettre de son père, qui lui peignoit le comte si irrité contre elle. Celle qu'elle venoit de recevoir la démentoit trop formellement, pour qu'elle ne vît pas que son père lui en avoit imposé; mais étoit-ce en tout ou en partie? Il en coûtoit à Caroline pour croire son père absolument faux. Le comte pouvoit avoir feint d'entrer dans sa colère; il pouvoit aussi l'avoir partagée au premier instant où elle supposoit qu'il avoit reçu d'elle cette lettre si forte, si décisive, qu'elle s'étoit tant reprochée, et qu'elle se reproche plus encore, depuis qu'elle a reçu celle du comte. Elle s'arrête à cette dernière [166] idée, se rappelle les expressions dures qui lui sont échappées, se les exagère encore, et finit par ne plus voir dans le procédé du comte que le désir ardent de s'éloigner d'elle à tout prix, et la crainte de vivre avec une femme capricieuse, injuste, qui se laisse prévenir, avec un enfant volontaire, opiniâtre, déraisonnable; car c'est ainsi qu'il doit me voir, qu'il me voit sans doute; et je l'ai bien mérité! Qui sait encore s'il n'est pas instruit de mes sentimens pour son ami? Ils demeurent ensemble; et le comte est si pénétrant! Me parleroit-il de lui, de cette passion malheureuse, s'il en ignoroit l'objet? Il le connoît sans doute; et sa délicatesse m'épargne les reproches qu'il sent bien que je dois me faire à moi-même. Que lui importe, d'ailleurs, à qui appartienne ce coeur ingrat et dur qui l'a repoussé, qui le force à présent à chercher le bonheur dans des climats éloignés? Voilà l'imagination de Caroline qui travaille, qui lui peint tout [167] en noir. Plus elle relit actuellement cette lettre qui lui paroissoit si tendre, si flatteuse, plus elle est convaincue que c'est la générosité seule du comte qui l'a dictée, et qu'il n'a d'autre désir que de vivre loin d'elle, sans cependant gêner sa liberté. Quelle apparence que, sans ce motif, il voulût renoncer à patrie, à ses emplois, à la cour, à la position où il plaçoit la faveur et l'amitié de son souverain? S'il avoit le moindre désir de vivre avec elle, n'en auroit-il pas fait au moins la tentative? N'auroit-il pas cherché à la voir, à pénétrer ses sentimens actuels, avant de prendre cette résolution cruelle? Mais pouvoit-il en douter après la lettre qu'il a dû recevoir; et cette femme qui l'assuroit de sa haine, n'a-t-elle pas dû lui en inspirer une éternelle? . . . Ah! dit-elle en posant tristement la lettre et le portait, j'ai eu un instant d'illusion et presque de bonheur; il faut y renoncer. Le bonheur n'est pas fait pour moi; et je ne puis m'en prendre qu'à [168] moi-même! . . . Comme il m'auroit aimée! Mais il ne m'aimera jamais; il ne veut pas me connoître; il me hait; il me méprise; il ne peut pas me pardonner; et cependant quelle bonté, quelle générosité! Mais dois-je en abuser, et, après l'avoir si cruellement offensé, le bannir de sa patrie? Non . . . Mon parti est pris, je veux passer ma vie entière ici, loin de lui, loin de tout le monde . . . J'expierai mes fautes et mes erreurs . . . Il sera libre alors de rester à la cour, d'exercer ses vertus dans sa patrie, de faire le bonheur de tous ceux qui l'approcheront . . . et Caroline, l'ingrate Caroline ne troublera plus le sien: . . . Il oubliera qu'elle existe!

Elle prit vivement une plume, une feuille de papier; et traça ce qui suit avec rapidité.


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Page Last Updated 9 January 2003