Caroline de Lichtfield


[Chacun d'eux, brûlant d'amour, et convaincu de n'être pas aimé, Volume II, pp. 231 - 244]

[231] Ainsi, ce deux coeurs si bien faits l'un pour l'autre, loin de s'entendre, se préparoient encore bien des tourmens. Toutes les fois que Caroline, inquiète pour la santé du comte, le conjuroit de prendre quelque repos, lui assuroit q'elle n'avoit besoin de rien, [232] il étoit presuadé qu'elle vouloit l'éloigner; que ses soins étoient un supplice pour un coeur bon et sensible, qui ne pouvoit plus les payer que par une froide reconnoissance. Cette affreuse idée le faisoit sortir avec un empressement qu'elle attribuoit, à son tour, à l'indifférence. Chacun d'eux, brûlant d'amour, et convaincu de n'être pas aimé, mettoit sur le compte de la seule générosité, et tout au plus de l'amitié, ce qui devoit les éclairer sur leurs vrais sentimens. Mais j'anticipe, revenons au chambellan.

On a pu voir déjà qu'il savoit très-bien altérer la vérité quand son intérêt l'exigeoit; il joua donc si bien son rôle sur son voyage à Rindaw, que sa fille ne se douta de rien, le remercia mille fois de cette attention pour sa bonne maman, et le conjura de se hâter de partir et d'aller la rassurer.

Elle dit là-dessus des mots si touchans et si déchirans pour ceux qui savoient que cette amie si chère n'existoit [233] plus, que le comte, ne pouvant cacher son émotion, supplia Caroline de ne plus parler, et lui rappela les ordres sévères du médecin. -- Eh bien, je me tairai; mais, mon père, dites-lui bien c'est pour elle, pour la revoir plus tôt; que sa Caroline n'aspire qu'à ce bonheur . . . Dites-lui bien aussi qu'elle soit tranquillle, que le plus généreux des hommes . . .

Il étoit près d'elle, et l'interrompit en portant doucement la main sur sa bouche; elle faillit la baiser cette main chérie, ses lèvres en firent le mouvement . . . Je ne sais quelle crainte l'arrêta, ni ce qu'elle éprouva, mais elle eut un léger tremblement dont le comte s'aperçut, et qu'il fut loin d'attribuer à sa véritable cause. Il se hâta d'emmener le chambellan, et le vit monter avec plaisir dans sa chaise de poste. Le cercueil de la chanoinesse le suivit dans la nuit. Sa femme de chambre, les gens qu'elle avoit amenés, d'autres que le comte y joignit, l'escortèrent; la [234] femme de chambre de Caroline et son laquais restèrent à Ronebourg auprès de leur maîtresse.

Le médecin, qui ne pouvoit s'absenter long-temps de Berlin, vouloit y retourner. A force de prières et de libéralités, le comte obtint de lui de rester encore quelques jours, et de ne quitter sa malade que lorsqu'il n'y auroit plus la moindre apparence de rechute ou de danger. Elle en fut bientôt à ce point. Chaque jour la voyoit renaître. Déjà elle commençoit à se lever, à faire quelques pas appuyée sur le bras du comte. Sa convalescence fut enfin décidée, et le docteur reprit le chemin de la capitale, récompensé au-delà de ses espérances.

Voilà donc le comte seul à Ronebourg avec sa Caroline. Sa Caroline . . . Etoit- elle à lui? hélas! il ne la regardoit plus que comme le dépôt le plus cher et le plus sacré. D'après son billet, il étoit persuadé que Lindorf arriveroit au premier jour; ne l'auroit-il [235] donc fait revenir que pour le rendre témoin de son union avec celle qu'il adoroit? Et Caroline, cette sensible Caroline, qu'une passion combattue avoit conduite au bord du tombeau, lui ramèneroit- il l'objet de cette passion, pour en exiger le sacrifice? Il n'en eut pas même la cruelle pensée. Décidé plus que jamais à tenir le serment qu'il avoit prononcé lorsqu'elle étoit mourante, à rompre le noeud qui l'attachoit à lui, à l'unir à Lindorf, il n'attendoit que son arrivée pour leur apprendre ses intentions généreuses, et le bonheur qu'il leur préparoit. Mais redoutant, même pour Caroline, l'excès de ce bonheur, il vouloit la préparer insensiblement, et surtout cacher avec soin à cette âme sensible et reconnoissante combien il lui en coûtoit de renoncer à elle . . . Elle croit à présent me devoir la vie, disoit-il, et se sacrifieroit sans balancer à mon bonheur . . . Non, chère Caroline, non, tu ne seras point appelée à ce cruel sacrifice. C'est [236] moi seul qui dois, qui veux le faire, et tu ne sauras jamais combien il me rend malheureux; tu ne liras jamais dans ce coeur qui t'adore; tu ne verras, tu ne soupçonneras que mon amitié: mais si tu m'accordes la tienne, si je fais ton bonheur et celui de Lindorf, serai-je en effet malheureux? . . . Ah! Caroline, Caroline! toi seule au monde pouvois me faire sentir qu'on peut l'être en remplissant tous ses devoirs . . . Pour renoncer à toi sans mourir, il ne falloit ne te revoir ne te connoître . . .

D'après cette résolution, il se forma un plan de conduite dont il se promit de ne point s'écarter jusqu'à l'arrivée de Lindorf. Ne pouvant se reposer sur personnne, des soins qu'exigeoit la santé de Caroline, ni se refuser la douceur de les lui rendre, il les continua avec l'attention la plus soutenue; mais il sut presque toujours éviter d'étre seul avec elle. Lorsqu'il s'y trouvoit par hasard, il employoit ces momens, soit à lui faire une lecture agréable, soit à lui jouer de [237] la flûte-traversière, sur laquelle il excelloit. Ces sons pénétroient dans l'âme de Caroline; ils y portoient un attendrissement dont elle ne cherchoit pas à se défendre.

Dans la convalescence, le coeur est plus foible, plus tendre, plus susceptible d'impressions; à mesure qu'on renaît, on s'attache aux objets qui nous font aimer la vie; et chaque jour, chaque instant l'attachoient davantage à cet époux si aimable, si complaisant, si digne d'être adoré. Son goût, ou, si l'on veut, son inclination pour Lindorf, n'avoit fait que développer chez elle une sensibilité, une faculté aimante dont elle éprouve seulement aujourd'hui toute la force. Long-temps caché sous le nom de l'amitié, elle ne s'étoit avoué ce penchant pour Lindorf, qu'au moment où elle avoit cessé de le voir; elle ne connoissoit de l'amour que la douleur et les remords. A présent, elle sent tout le charme d'un attachement autorisé par le devoir; [238] elle s'y livre entièrement. Le bonheur et son époux se présentent ensemble à son imagination. Sans doute il m'aime; il m'a pardonné, disoit-elle; et elle se faisoit répéter par sa femme de chambre toutes les preuves d'attachement qu'il lui avoit données pendant sa maladie. Ces nuits entiéres passées au chevet de son lit, son désespoir lorsqu'il crut l'avoir perdue, tout le traçoit en traits de feu dans le coeur de Caroline; tout concouroit à augmenter un amour qui bientôt ne connut plus de bornes et qu'elle n'osoit témoigner que sous le nom de reconnoissance.

Attentive aux moindres actions du comte, à tous ses mouvemens, à toutes ses paroles, elle ne fut pas long-temps sans remarquer l'air gêné et contraint qu'il avoit avec elle, son affectation à éviter soigneusement le tête-à-tête, et toute conversation relative à eux-mêmes et à leur position. Dès les commencemens de sa convalescence, il lui avoit dit que son ami Lindorf étoit [239] en voyage, et ne tarderoit pas à revenir, et qu'en attendant il pouvoit disposer de son château.

Caroline, trop foible alors pour entrer dans aucune explication, n'avoit pu entendre ce nom, et surtout ce projet de retour, sans éprouver un sentiment pénible, un trouble qui ne fut que trop remarqué, et qui confirma et les idées et les projets du comte; de son côté, elle crut voir qu'il l'examinoit, et n'en fut que plus interdite. Combien de fois depuis elle se reprocha de n'avoir pas saisi ce moment pour lui ouvrir son coeur, de n'avoir pas eu la force de lui avouer, et les sentimens qu'elle avoit eus pour Lindorf, et ceux qui leur avoient succédé!

Mais ce secret lui appartenoit-il en entier? Et quand Lindorf s'éloignoit d'elle, se sacrifioit pour elle, étoit-il permis à Caroline de risquer d'altérer, par un tel aveu, l'amitié que le comte avoit pour lui, de lui ôter un protecteur, un appui, qui pouvoit à la fin se [240] lasser d'un attachement qui lui avoit été si funeste? . . .

Ces réflexions n'échappoient pas à la Caroline; d'autres encore s'y joignoient et la retenoient. Comment oser dire, la première, au comte qu'elle l'adore, lorsqu'elle doute qu'elle soit aimée, et que ce doute augmente chaque jour? . . . La conduite actuelle du comte démentoit absolument celle qu'il avoit eue pendant sa maladie; elle ne savoit plus comment expliquer ni l'une ni l'autre? . . . S'il ne m'aime pas, pensoit-elle sans cesse, d'où venoit cette crainte mortelle de me perdre, ce désespoir qui faillit lui coûter la vie? Pourquoi ces transports si doux, si touchans quand je lui fus rendue? . . . Je vois encore ces larmes de joie; j'entends encore ces expressions si vives et si tendres, que l'amour seul peut dicter . . . Oui, mais pourquoi ne les prononce-t-il plus? Pourquoi, depuis que je pourrois si bien l'entendre et lui répondre, semble-t-il éviter de me parler, d'être [241] seul avec moi? Ah! sans doute, la pitié seule, dans cette âme si généreuse, excitoit ce que j'ai pris pour les transports de l'amour. A mesure qu'elle passe, la haine et le ressentiment reprennent le dessus . . . Cher comte, cher époux, si tu lisois dans mon coeur, si tu voyois mon amour, mon repentir, tu n'y serois pas insensible; tu me pardonnerois; tu m'aimerois peut-être, et nous serions heureux. Alors elle couvroit de baisers et de larmes ce portrait que sa femme de chambre avoit détaché de son cou lorsqu'elle s'évanouit en arrivant à Ronebourg, et caché avec soin, qu'elle redemanda dès qu'elle eut repris la connoissance, et qui devint son bien le plus précieux.

Ne pouvant plus supporter enfin une incertitude aussi cruelle, elle résolut de forcer en quelque sorte le comte à s'expliquer, en lui témoignant le désir de quitter Ronebourg; et ce désir n'étoit point une feinte. Elle se voyoit avec regret dans un lieu dont tout devoit [242] l'éloigner, et qui lui rappeloit une erreur qu'elle se reprochoit excessivement. Ce que le comte lui avoit dit du prochain retour de son ami l'alarmoit aussi. Elle n'en pouvoit comprendre le motif; mais, quel qu'il fût, il seroit également affreux pour elle et pour lui de la retrouver à Ronebourg. Elle ignoroit à quel point le comte étoit instruit. Jamais le nom de Lindorf ne sortoit de sa bouche; il gardoit également le plus profond silence sur lui-même; il ne lui parloit ni de la lettre qu'il lui avoit écrite, ni de sa réponse, ni de ses projets de voyage, ni du séjour où Caroline devoit habiter dans la suite, de rien enfin de ce qui les regardoit.

Sans cesse occupé de ce qui pouvoit l'amuser et lui plaire, ses soins étoient ceux de l'amour, et son langage celui de l'indifférence. Quelquefois, lorsqu'il lui faisoit une lecture intéressante ou qu'il jouoit sur sa flûte quelque chose d'expressif, ils s'attendrissoient tous les deux jusqu'aux larmes. Dès que le [243] comte voyoit couler celles de Caroline, il se hâtoit de sortir, de se dérober à une émotion dont il n'eût pas été le maître. Il alloit ou s'enfoncer dans l'endroit le plus solitaire du parc, ou s'enfermer dans son cabinet, et là il donnoit un libre essor à sa douleur et aux sentimens qui l'oppressoient.

Heureux Lindorf! disoit-il, sentiras-tu tout le prix de ton bonheur et du sacrifice que je te fais? Viens les essuyer ces larmes que ton souvenir fait sans doute couler; qu'avant d'expirer je voie Caroline heureuse.

Il se reprochoit alors de lui laisser ignorer si long-temps le sort qu'il lui préparoit, de ne pas lui dire: Lindorf, ce Lindorf tant aimé, tant regretté, sera votre époux. Mais pouvoit-il lui donner ce doux espoir avant d'être sûr qu'il seroit réalisé? Lindorf n'écrivoit point . . . Si la mort n'avoit épargné Caroline que pour frapper son amant . . . si Lindorf n'existoit plus . . . Le sang se glaçoit dans les veines du comte. Dieu, [244] disoit-il, vous avez exaucé mes voeux quand je vous implorois pour Caroline; écoutez-les encore quand je vous invoque pour mon ami. Qu'il revienne, qu'il soit heureux, que je sois la seule victime!


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Page Last Updated 9 January 2003