Amélie Mansfield

[Volume I, pp. 156 - 161]

LETTRE XXII



Amélie à Albert.


Le 21 Décembre

[p. 156] Albert, je m'attache à mon oncle de plus en plus, et ma tendresse s'accroît avec sa bonté. Depuis que l'hiver règne ici, que les neiges couvrent toutes les routes, que les avalanches emportent souvent dans leurs chutes les arbres, les cabanes, et même les habitans [p. 157] , mon oncle ne s'occupe que de prévenir et de réparer les funestes accidens dont les montagnes sont souvent la cause et le témoin. Dans un voyage qu'il fit l'hiver dernier, à travers les Alpes, il s'arrêta plusieurs jours chez les hospitaliers du mont Saint-Bernard: il fut si charmé de l'utilité de leur établissement, qu'il prit dès-lors tous les renseignemens nécessaires pour en former un pareil ici, et il s'occupe chaque jour d'exécuter son projet. Il a fait élever de distance en distance, sur la grande route qui passe devant le château, de hautes perches pour indiquer le chemin à travers la neige: à ces perches on a attaché de grosses cloches, afin que les voyageurs égarés puissent avertir plus sûrement de leur détresse, et trouver plutôt un asile. Nous avons un chien dressé à la quête des voyageurs perdus dans ces immenses plaines de neige, et durant la nuit et le jour, six hommes veillent alternativement, prêts à voler au secours [p. 158] de ceux qui sont en péril. L'argent seul pourrait payer de pareils soins, je le sais, et quoiqu'on dût applaudir celui qui en ferait un tel usage, s'il se contentait de donner ses ordres sans veiller lui-même à leur exécution, il ne vaudrait pas M. Grandson: plus d'une fois je l'ai ve, en entenant la cloche de détresse, ne pas craindre de se mettre à la tête de ses guides, afin de les encourager; aussi chaque jour il reçoit chez lui des gens égarés; s'ils sont pauvres, il leur donne de l'argent; s'ils sont riches, il leur prête des mulets pour les conduire jusqu'à Bellinzona: tous le bénissent et le nomment l'ami des malheureux et leur seconde providence. Je ne puis te dire combien une bonté si active, en me pénétrant d'affection et de respect pour mon oncle, me rend ce séjour-ci agréable. J'avoue que la froideur que m'a inspirée Madame d'Elmont, est venue en partie du peu de cas qu'elle faisait de mon oncle; elle lui reprochait de manque de délicatesse [p. 159] et d'esprit, et prétendait que sans cela on ne pouvait avoir de véritable bonté. Eh quoi! peut-on si mal apprécier cette précieuse vertu; et la bonté, pour n'avoir point de grâce, n'en est-elle pas moins la bonté? D'ailleurs, si mon oncle n'a pas tout l'esprit que peut donner une éducation soignée, il possède celui qui vient d'un jugement droit et d'un continuel désir d'obliger, et je ne sais si ce n'est pas là le meilleur. Quoi qu'il en soit, il n'y a que toi au monde, Albert, dont la société me fut plus douce que la sienne: le bien qu'il fait me redonne du goût à la vie, et le rôle de soeur hospitalière, que j'exerce ici, pouvait seul satisfaire mon coeur. Quelquefois, en dépit de la bise qui souffle avec violence, nous allons, mon oncle et moi, à la découverte, à travers le neige durcie; et il est enchanté de me trouver autant de force avec un air si délicat. Nous gravissons les roches nues et pyramidales qui entourent le château, et dont les [p. 160] flancs chevelus sont rayés de neige: dans leurs profondes cavités, nous découvrons par fois quelques mousses échappées à la destruction universelle, et ce reste de verdure me rend à lui seul tout le printems. Mais rien n'est beau, rien n'est sublime comme de voir le soleil à couchant, colorer des plus belles nuances de rose et de carmin ces neiges d'une blancheur virginale et ces glaces d'un bleu transparent; tout l'horizon de l'Italie paraît bordé d'une large ceinture de pourpre; et quand la lune, s'élevant au-dessus, vient verser sa lumière argentée sur cette vaste enceinte de neige, et sur ces immenses rocs de granit découpés avec tant de hardiesse, l'air acquiert alors un degré de pureté qui semble être le partage du ciel. Au milieu de ce silence si profond, si majestueux, si universel, auprès duquel le silence d'une nuit d'été semblerait un joyeux concert, l'âme s'élève, s'agrandit interroge son créator, aspire à l'entendre, sent toute [p. 161] sa puissance, espère tout de sa bonté, et se livre avec transport au sentiment d'adoration et de reconnaissance qu'inspire cet être infini de qui émanent tous les biens. Pure et sainte religion! toi qui, veillant sur notre bonheur, défends à la haine de durer un jour, et prescris à l'amour d'être éternel, c'est toi qui soulages du poids de leur sensibilité, ces créatures délaissées qui n'ont plus rien à aimer sur la terre; toi seul es leur recours, puisque seule tu les sauves du malheur de n'exister que pour soi, et qu'en offrant un objet à leur amour, tu leur permets de chérir de toute leur puissance un autre être qu'elles-mêmes.


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Page Last Updated 21 January 2004