Amélie Mansfield

[Volume I, pp. 162 - 170]

LETTRE XXIII



Albert à Amélie.


Le 22 Janvier

[p. 162] Tu as su, avant moi, que Madame de Woldemar ne s'opposerait pas à mon union avec Blanche, et il était juste que tu en fusses la première instruite, puisque c'est à toi que je dois une partie de mon bonheur. Blanche ne m'avait encore rien dit, il y a deux jours; elle continuait à me bouder et à se faire un jeu de mes inquiétudes, et moi je commençais à me lasser de cette longue épreuve, lorsque je reçus la lettre que tu me chargeais de lui remettre: je la lui apportai; elle la prit avec vivacité; en la lisant, elle ne put retenir ses pleurs; puis me tendant la main, de cet air tendre qui augmente la puissance de ses charmes, elle me fit l'aveu de ses torts, m'apprit la disposition [p. 163] de nos parens, confessa qu'il n'y avait de bonheur pour elle qu'en étant aimée de moi, et ajouta, avec la plus touchante franchise, que sans tes conseils, elle m'eût fait attendre long-tems une nouvelle qui la ravissait: et moi, incertain si j'étais plus heureux de son repentir ou de mes espérances, et qui je devais le plus aimer d'une femme comme elle, ou d'une soeur comme toi, je pressai sa main sur mon coeur, sans pouvoir exprimer ma joie que par mes larmes.

Hier, je reçus de Madame de Woldemar le billet le plus honnête, par lequel elle me priait d'aller la voir ce matin. Je me suis rendu chez elle, et j'en ai été reçu avec une distinction particulière. "J'ai gémi bien souvent, m'a-t-elle dit, sur un événement qui, en déshonorant notre famille, m'a privée de la société du parent qui m'était le plus cher, et de l'homme que j'estimais le plus. "Je l'ai interrompue en m'inclinant très-froidement, et lui [p. 164] ai demandé en quoi je pouvais lui être utile. "Au reste, a-t-elle continué sans me répondre, nous faisons bien de ne pas nous voir, puisqu'avec vous il n'est permis de dire ni le bien qu'on pense de vous, ni l'opinion qu'on a de votre soeur." J'ai rougi: ton nom dans sa bouche m'a paru une insulte. "Ce n'est pas, sans doute, pour me parler d'elle que Madame de Woldemar a désiré me voir, ai-je repris vivement? -- Non; et plûtot au ciel qu'elle soit tellement perdue pour nous, que jamais nous n'ayons rien à en dire . . . . Ne vous fâchez pas, Albert, je quitte ce sujet: c'est de Blanche seule qu'il sera question. -- De Blanche? -- Oui; je sais qu'elle vous est chère, et que depuis son enfance, elle vous préfère à tout. Je ne blâme point son choix; il l'honore; et du moins cette fois-ci, Ernest n'aura pas à rougir de son rival. Albert, puisque Blanche vous aime, que mon fils, la connaissant à peine, ne peut la regretter, je crois [p. 165] qu'il serait possible de faire un arrangement entre nous, par lequel Ernest garderait son titre, et Blanche sa fortune, sans qu'ils fussent obligés de s'unir. Je ne vous cache point que je n'aurais pas cédé Amélie aussi facilement. Amélie était l'enfant de ma tendresse, la fille que j'aurais choisie: les qualités du coeur, les agrémens de l'esprit, les charmes de la figure, elle possédait tout; son éducation seule l'a perdue; l'imprudence de votre père . . . . -- Je n'entendrai pas un mot contre mon père, Madame, ai-je dit en me levant. -- J'ai tort, Albert, ce n'est pas devant vous que je dois dire ce que je pense de lui; j'approuve que vous n'enduriez pas qu'on porte atteinte à sa mémoire: ce respect est digne de la noblesse d'un sang dont vous seriez la gloire, sans la trop coupable indulgence . . . . Je me tais, a-t-elle ajouté en me voyant prêt à sortir; je vois bien qu'il ne faut dire que ce que vous voulez. -- Ah, madame! me suis-je [p. 166] écrié en revenant sur mes pas, quand votre condescendance vient de céder Blanche à mon amour, faut il que l'injustice qui vous emporte, me fasse presque haïr la main dont je tiens mon bonheur." Elle a paru surprise; après un moment di silence, elle a repris d'un ton grave et sévère: "Nous ne pouvons rien conclure que mon fils ne soit ici. Comme chef de la maison de Woldemar, c'est à lui seule qu'appartient la décision de cette affaire; mais je lui crois le coeur assez fier pour abandonner sans peine la main d'une femme dont le coeur ne l'a point préféré, et je lui en destine une qui lui fera oublier, sans doute, que ses deux plus proches parentes ont pu penser qu'il y avait des alliances qui leur convenaient mieux que celle du comte de Woldemar." Elle n'a point dit le nom de l'épouse qu'elle a en vue pour Ernest; mais ce que j'ai pénétré me fait soupçonner qu'elle tient à une famille qui touche presqu'au trône. Si je ne [p. 167] me trompe point, et qu'Ernest ait conservé l'orgueil et l'ambition qu'il faisait déjà éclater dans son adolescence, cette union se fera sans doute, et la main de Blanche m'est assurée.

Madame de Woldemar attend son fils dans quelques mois: elle doit le prévenir de ce qui se passe ici. Il saura que le coeur de Blanche s'est donné, et sans doute il ne voudra pas le contraindre. Cependant, si Blanche allait lui plaire; et comment ne lui plairait-elle pas? depuis ton absence, qui peut l'emporter sur elle? qui peut seulement l'égaler? Ernest élevera en vain ses regards vers un sang royal; où trouvera-t-il rien de plus digne de les arrêter que Blanche de Geysa? Si tu étais ici, je serais plus tranquille: je ne connais que ton enchanteresse douceur qui pût lutter victorieusement contre la piquante vivacité de Blanche; mais elle n'aime point Ernest, mais elle en aime un autre: ne voilà-t-il pas de quoi retenir un homme délicat? Et [p. 168] Ernest l'est sans doute: son éducation et sa naissance m'en répondent. Ne sais-tu pas que j'ai toujours pensé qu'il est de certaines vertus inhérentes à la noblesse du sang, et la délicatesse en est une?

Je suis bien aise, mon amie, que M. Grandson t'ait mise à la tête de sa maison: tu as plus besoin que personne d'une occupation continuelle, et ton fils est trop jeune encore pour t'en donner d'autre que celle de l'aimer. Je serais inquiet de te savoir au milieu d'un cercle nombreux: l'ennui que t'a toujours causé l'obligation de parler, quand tu n'as rien à dire, pourrait me faire craindre qu'on y jugeât mal ton esprit; mais je craindrais bien plus qu'on y jugeât mal ton caractère. Par-tout où tu seras, mon Amélie, tu auras besoin d'un intérêt: il ne sera point d'amour; il sera d'amitié, je le crois: mais l'amitié telle que tu l'éprouves, penses-tu que le monde consente a lui donner ce nom? Ton [p. 169] amitié, a tous les caractères de la passion; et d'après ta manière d'aimer, ces femmes qui, ne s'étant jamais respectées, ont perdu jusqu'à la pudeur qui rougit de soupçonner la vertu, trouveront des moyens de calomnier la tienne. Quel que soit l'objet de ton amitié, si tu l'aimes avec excès, fût-il au déclin de la vie, fût-il ton frère, ton innocence ne te mettra pas à l'abri des poisons de la méchanceté . . . . Ah! détourne tes regards, mon Amélie, d'un monde auquel de pareilles images sont familières, et pour ton repos, ne t'y monter jamais qu'en passant! La solitude a aussi ses dangers; mais il est plus aisé de se prémunir contre eux. Occupe-toi sans cesse; abandonne-toi rarement à tes méditations; réprime ton penchant à la mélancolie; cultive tes talens, celui de la peinture, tous les jours, la musique avec plus de réserve; car en te livrant à la première, tu endormiras les émotions que l'effet de l'autre est d'exciter: la peinture, [p. 170] comme un ami utile, écarte ou suspend le souvenir des chagrins et celui plus dangereux des plaisirs: la musique, comme un séducteur adroit, va toucher ce qu'il y a de plus tendre dans le coeur, réveille toutes les idées sensibles, et dispose au regret du bonheur et même à celui de la peine. Adieu, mon Amélie.


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Page Last Updated 22 January 2004