Amélie Mansfield

[Volume I, pp. 222 - 228]

LETTRE XXX



Amélie à Albert


18 Mars

[p. 222] Malgré les prières de mon oncle, je ne pouvais vaincre mon ressentiment [p. 223] ni me décider à retourner chez M. Semler, lorsque ce matin, pendant que vous déjeunions, M. Arnout est entré d'un air inquiet pour nous dire que notre hôte avait passé une mauvaise nuit, et que la fièvre l'avait repris. A cette nouvelle, je n'ai plus senti de colère: sur-le-champ j'ai proposé à mon oncle de m'accompagner chez M. Semler, et je me suis excusée auprès de celui-ci de ne l'avoir pas vu depuis plusieurs jours. Il était à demi-couché sur une chaise longue, et paraissait fort abattu; mais en nous voyant entrer, sa physionomie s'est animée, et il m'a dit d'un ton plein d'expression, en pressant ma main entre les siennes: "Ah, Madame! que vous êtes bonne! et que je suis injuste! . . Il est certain que vous avez de grands torts avec Amélie, s'est écrié mon oncle en riant; aussi m'a-t-elle porté des plaintes très-amères contre vous. Rebuter son fils! un fils dont elle est idolâtre! il y aurait là de quoi vous faire haïr! . . Et Madame y est, je crois, [p. 224] disposée, a interrompu M. Semler en me regardant tristement . . Elle, haïr! ah! vous ne la connaissez pas! elle n'a pas un coeur susceptible de haine . . J'en doute, car il le fut d'amour, et toutes les fortes passions se touchent." Cette conversation commençait à me faire souffrir: il m'est insupportable qu'on s'occupe de moi, de mes dispositions, de mes sentimens; je voudrais les laisser ensevelis dans une nuit impénétrable. Mais mon oncle, sans s'apercevoir du désir que je montrais de changer du sujet, a continué. "Je la connais mieux que vous, peut-être: est-ce qu'elle a pu seulement haïr cette ridicule Madame de Woldemar qui lui a fait tant de mal? ne m'en parlait-elle pas hier encore avec éloge? -- Comment ne serais-je pas sensible à ses procédés envers mon frère, ai-je dit à mon tour? Ah! qui fait du bien à Albert, peut me faire du mal impunément: je ne croirai jamais avoir le droit de me plaindre." A ces mots, M. Semler [p. 225] s'est levé avec précipitation, et a marché vivement dans la chambre. Eh bien! eh bien! êtes-vous fou? s'est écrié mon oncle stupéfait de ce brusque mouvement, et en le ramenant malgré lui à sa place. Qu'avez-vous donc? et qu'est-ce qui vous agite? Avez-vous oublié que vous avez été saigné ce matin? Je suis sûr que la bande de votre pied s'est défaite; je vais appeler M. Arnout." Il est sorti. M. Semler a levé les yeux sur moi; ils étaient remplis de larmes. "M'avez-vous pardonné en effet, aimable Amélie, et la répugnance que j'ai trop laissé voir pour un objet qui vous est si cher, ne m'a-t-elle pas rendu odieux? . . Non, mais bizarre, inexplicable au-dessus de toute expression. -- Et parce que vous ne pouvez me comprendre, me détesterez-vous? -- Mon oncle vient de vous dire, il me semble, que je ne sais point haïr. -- Promettez-moi donc, quoi qu'il arrive, quoi que vous appreniez, de n'avoir jamais d'aversion [p. 226] pour moi . . Eh! pourquoi en aurais-je, M. Semler? depuis six semaines que je vous connais, voilà la première chose qui m'ait déplu en vous; et quoiqu'elle tienne sans doute à un vice de caractère, que peut-elle me faire de la part de quelqu'un dont les rapports avec moi doivent être si passagers? -- Si passagers, a-t-il interrompu en portant la main sur son front: elle a raison, plus raison peut-être qu'elle ne croit; et pourtant si elle l'eût voulu -- Je la sens, j'ai trop resté . . Ah, Madame! pardonnez mon désordre: vous en pouvez savoir ce qui m'occupe . . . " Mon oncle est rentré au même moment avec M. Arnout, et je suis remontée aussitôt dans ma chambre.

Mon frère, tu vas me dire, j'en suis certaine, de prendre garde à moi; qu'avec les qualités que je prête à M. Semler, il peut faire impression sur mon coeur, et que, d'après ce que je te raconte, tu soupçonnes qu'il me voit avec intérêt. Ecoute, mon Albert, [p. 227] jamais on ne voulut être plus vraie avec un ami que je ne veux l'être avec toi; et pour ne te dérober aucun de mes pensées, j'ai sondé mon coeur avec plus de soin que je ne l'eusse fait pour moi-même peut-être. J'ai eu le courage de revenir sur le passé, la prudence de comparer les sensations que j'éprouve aux émotions qui m'agitèrent; et j'ai souri d'un examen si scrupuleux, d'une précaution dont le seul instinct m'eût bien montré l'inutilité, si mon amitié n'avait pas voulu aller au-delà de ce qui était nécessaire, et prévenir tes recommendations.

Albert, j'ai trop aimé pour pouvoir méconnaître l'amour: ce mot qui me semblait si doux dans la bouche de M. Mansfield, maintenant je repousse avec effroi tout ce qui me le rappelle: loin d'être attirée par cette sorte de conversation, elle me gêne et me tient tout le tems qu'elle dure, dans un état d'insupportable malaise. Ce n'est pas tout, ô mon frère bien aimé! car ceci [p. 228] n'est qu'une maladie de l'âme que le tems pourrait guérir; mais il est une raison qui me garantira à jamais, je l'espère, de toute autre passion. C'est que mes infortunes passées m'ont inspiré un invincible éloignement pour le lien dont tu attends ta félicité, et que si j'avais le malheur d'aimer encore, je crois que je ne pourrais jamais me résoudre à former de nouveaux noeuds; il me semble qu'il y a moins de malheur à renoncer à l'objet de sa tendresse qu'à perdre son amour, et ce n'est pas dans la sainte union du mariage que l'amour se conserve, ma triste expérience et l'exemple de Madame de Simmeren ne me l'ont que trop prouvé.

P. S. Si par hasard il te restait quelques craintes sur le séjour de M. Semler ici, calme-les, mon Albert, car je viens d'apprendre que, malgré sa faiblesse et les instances de mon oncle, il a fixé son départ à la fin de l'autre semaine.


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Page Last Updated 28 January 2004