Amélie Mansfield

[Volume I, pp. 241 - 246]

LETTRE XXXIII



Ernest à Adolphe


4 Avril

[p. 241] Ce matin, en me levant, j'étais déterminé à ne plus vous parler d'Amélie; je sentais qu'en vous la peignant telle que je la vois, mes éloiges, étant hors de tout mesure, finiraient peut-être par vous prévenir contr'elle, et je [p. 242] ne voulais pas risquer de vous paraître un insensé qui s'abandonne sans frein à sa folie. Je me disais: A moins d'avoir vu Amélie, pourra-t-il jamais comprendre qu'il existe une femme au monde tellement supérieure à son sexe, que tout honnête homme qui l'aura connue devra rougir de la seule pensée d'en aimer une autre? pourra-t-il comprendre que, même en la quittant, je ne m'en sépare pas, puisqu'Amélie étant la parfaite image de la vertu sur la terre, on ne peut adorer l'une sans l'autre, et que l'amour qu'on doit à toutes deux n'est qu'un seul et même amour? Mais, Adolphe, encore ce trait; peut-être vous peindra-t-il mieux Amélie que tout ce que j'ai pu dire jusqu'ici; peut-être un si rare accord de raison et de bonté obtiendra-t-il toute votre estime; et peut-être enfin qu'il appartiendra à l'indulgence d'Amélie de vous faire aimer l'indulgence.

J'étais avec M. Grandson dans le salon, ce matin; le déjeuner était prêt, [p. 243] et depuis une heure nous attendions Amélie, lorsqu'elle est arrivée en courant, son chapeau sur la tête, rouge et un peu esoufflée. "Je vous ai fait attendre, a-t-elle dit à son oncle; je ne croyais pas qu'il fût si tard. -- Je devine bien où vous vous êtes oubliée." Elle a baissé les yeux avec embarras. "Vous n'êtes sortie de si bon matin que pour aller apprendre à François que j'avais consenti hier au soir à lui accorder enfin des secours. -- Mon oncle, de combien de bénédictions lui et sa misérable famille m'ont chargée pour vous. -- Pardieu! c'est bien à vous qu'il les doivent. Sans vos instances, je ne me serais jamais décidé à soulager un homme qui s'est ruiné par son extravagance. -- Comment! ai-je interrompu, est-il possible, Madame, que vous compreniez dans vos aumônes un homme qui mérité par sa mauvaise conduite? n'est-ce pas là un abus de la charité?" Amélie a pris un air un peu grave, et m'a dit: "Si vous aviez [p. 244] mieux réfléchi, M. Semler, peut-être n'auriez-vous pas fait cette question, et n'aurais-je pas encouru votre blâme: je suis sûre que votre coeur est trop généreux pour adopter l'opinion des riches sans pitié qui, pour se dispenser d'adoucir le malheur, commencent toujours par s'informer s'il ne peut pas être attribué à quelque faute. Quand ils professent que les bienfaits ne doivent être distribués qu'à des hommes irréprochables, croyez qu'ils n'ont d'autre intention que de garder leur or, sans perdre l'estime de ceux qui ne se donnent pas la peine d'examiner si l'avarice ne se déguise pas sous une apparence d'équité. Sans doute il y a eu des torts, et ils ne manquent pas de les découvrir; mais ont-ils recherché avec le même soin s'ils n'étaient pas expiés par les souffrances, et si la sincérité du repentir ne devait pas rappeler la miséricorde?" . . . . Elle s'est arrêtée un moment, et puis, reprenant son discours d'une voix émue, elle a dit: [p. 245] "Ce pauvre François, il était parvenu, par son industrie, à être chef d'une manufacture; il se lia avec des gens au-dessus de lui qui l'entrainèrent à un jeu ruineux, à des prêts inconsidérés, à de folles dépenses, et qui l'abandonnèrent dès qu'il fut tombé dans la misère; mais il lui restait du courage, et la volonté de réparer son imprudence. Il ne fit aucune plainte, ne solicita aucun secours, rentra dans la classe des simples ouvriers, et depuis il n'a cessé de se livrer aux travaux les plus rudes. Tout ce qu'il gagne, il l'apporte à sa femme, ne se réserve rien, consacre les dimanches et les fêtes à l'instruction de sa nombreuse famille. Il vivait de l'ouvrage que lui procure mon oncle, lorsqu'un accident funeste l'à forcé de garder le lit . . . . Eh quoi! dans cet état, cinq années de sueur, de patience, de privations et d'une conduite exemplaire ne le rendraient pas digne d'indulgence? et M. Semler me jugerait coupable d'avoir engagé mon [p. 246] oncle à suppléer par ses secours, au pain que ce malheureux ne peut plus donner à ses enfans par son travail?" . .

L'ange avait cessé de parler depuis long-tems, que son oncle et moi écoutions encore, hors d'état tous deux de proférer une parole. A la fin, M. Grandson m'a dit, en me prenant la main: "Eh bien! mon ami, à ma place, n'auriez-vous pas été persuadé, et auriez-vous refusé des secours à François?" J'ai voulu répondre, je n'ai pas pu; les larmes m'étouffaient. Je suis sorti du salon; j'ai été dire à cette terre qui la porte, à cet air qu'elle respire, à ces arbres qui la couvrent, à ce ciel qui la contemple, que tant qu'il restera une étincelle de vie dans mon coeur, je rendrai à cet unique assemblage de vertus, de grâces et de charmes, le culte sacré qui lui est .


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Page Last Updated 28 January 2004