Amélie Mansfield

[Volume II, pp. 128 - 134]

LETTRE LVI



Ernest à Adolphe


23 Mai, six heures du matin.

[p. 128] Une force toute puissante m'entraine, la passion a tout brisé . . . . Je ne connais plus que les liens qui m'attachent à Amélie . . . . . . Pauvre Adolphe! je vous plains beaucoup de m'avoir autant aimé, je ne méritais pas un tel ami . . Je voudrais que vous pussiez m'oublier; hors le coeur d'Amélie, je voudrais être mort dans tous les autres . . . . Adolphe, avec les résolutions qui fermentent dans mon sein, voici sans doute la dernière heure de ma vie que je donnerai à l'amitié; je veux l'employer à vous apprendre comment j'ai été conduit au parti extrême que je me vois contraint d'embrasser: peut-être adoucirai-je l'amertume de vos regrets en vous laissant pour dernier souvenir la certitude que, [p. 129] jusqu'à ce jour du moins si votre ami fut faible, il ne fut point criminel.

Hier en vain j'ai attendu Amélie pendant une heure entière: prêtant l'oreille au moindre bruit; le mouvement de l'air, des eaux, celui d'une marche éloignée me causaient de si horribles palpitations, que mon sang, se portant avec impétuosité à ma tête et à ma poitrine, m'empêchait de distinguer jusq'au bruit qui m'avait frappé. Couché sur la terre, je semblais immobile, tandis que tout ce que la douleur a de poignant s'était retiré vers mon coeur pour le déchirer: plus l'heure avançait, plus mes tortures devenaient intolérables; enfin est arrivé l'instant où je n'ai plus eu la force de les endurer; je me suis levé, j'ai couru à la maison d'Amélie, j'ai demandé à la voir: on m'a dit qu'elle était malade; j'ai persisté à vouloir entrer; le domestique hésitait. "M. Grandson nous a défendu de vous recevoir, Monsieur, et s'il allait vous rencontrer [p. 130] . . . . -- Peu m'importe, je ne crains point sa colère. -- Mais le bruit peut faire, tant de mal à madame!" Je me suis arrêté. "Ecoutez, ai-je dit, demandez-lui du moins une réponse aux trois billets que je vous ai chargé de lui remettre hier et aujourd'hui: je l'attendrai ici. -- Monsieur, je ne les lui ai pas remis: madame était si souffrante qu'elle n'a laissé personne entrer dans sa chambre; mais comme elle est mieux ce soir, je tâcherai de les lui donner." A cette nouvelle, j'ai respiré plus à mon aise: elle m'expliquait le silence d'Amélie, et me rassurait sur son amour. Cependant, déterminé à partir le lendemain, il fallait la voir la nuit même: j'avais un crayon dans ma poche, j'ai écrit: "Amélie à minuit, je serai sur la terrasse de votre appartement; ouvrez la porte, soyez seule; je n'ai qu'un mot à vous dire: ce mot expliquera tout; mais si vous êtes inflexible, songez-y bien, le lac est à deux pas." En écrivant ceci, [p. 131] Adolphe, je n'avais d'autre idée que d'obtenir une entrevue, car j'étais bien loin de pouvoir donner l'explication que je promettais; mais, entraîné par le besoin de voir Amélie un instant encore, je ne réfléchissais pas même que, lorsqu'elle m'interrogerait, je n'aurais rien à lui répondre, et que ce silence après mon billet, ce mystère quand nous serions seuls; me donneraient un air si coupable, que je ne pourrais me justifier qu'en me nommant . . . . et dans le délire où j'étais le croiriez-vous, Adolphe, ce parti, qui pouvait tuer Amélie, me semblait moins terrible que de m'eloigner sans l'avoir revue.

"Mon ami, ai-je dit au domestique, joignez ce billet aux autres, et portez-le sur-le-champ à Madame Mansfield: il faut qu'elle le lise ce soir même, il le faut absolument; il ne lui fera point de mal, soyez-en sûr." Il m'a promis d'exécuter mes ordres: je lui ai donné tout ce que j'avais sur moi, et [p. 132] je me suis retiré pour aller chercher un bateau qui pût me conduire à la terrasse de la chambre d'Amélie, qui donne sur le lac. J'y suis arrivé à onze heures. Quel calme! quel silence! et moi, quel volcan enflammé je portait dans mon sein! Je croyais avoir souffert dans la grotte en attendant Amélie, et maintenant que j'étais à deux pas d'elle, que d'un mouvement, d'une volonté allait dépendre mon bonheur ou mon infortune, qu'il n'y avait plus qu'une minute entre ma vie et ma mort, l'état d'où je sortais, en comparaison de celui-ci, ne me semblait plus qu'un engourdissement tranquille. Je m'en souviens, je sens encore cette étouffante oppression dont nulle autre douleur ne peut donner l'idée: si cette situation eût duré une heure de plus, Amélie m'eût trouvé sans vie à sa porte. Je commençais à ne plus penser, et déjà l'égarement de mon cerveau confondait tous les objets qui étaient autour de moi, tandis que la douleur restait [p. 133] comme un plomb sur mon coeur. Un léger bruit s'est fait entendre à la porte: tout mon être a tressailli; mais, par un mouvement inconcevable, loin d'écouter attentivement, la crainte de perdre l'espérance que je venais de concevoir, m'a fait envelopper ma tête dans mon manteau: c'est dans cet état que m'a trouvé Amélie; effrayée de mon immobilité, elle s'est penchée vers moi, et retirant mon manteau d'une main tremblante: "Henry, que me voulez-vous? me voilà." Le son de cette voix a tout changé; le monde où j'étais a disparu; la peine est sortie de mon coeur; une vision céleste m'enlevait aux supplices de l'enfer pour me transporter dans les régions de la félicité; mais cet intervalle immense que je venais de franchir en une seconde a pensé me devenir funeste; j'ai cru que j'allais mourir, je ne pouvais plus respirer; j'ai mis la main d'Amélie sur mon coeur. "Ranime-le, lui ai-je dit d'une voix inarticulée, ou reçois son dernier soupir." Et ma tête est [p. 134] retombée sans force sur la pierre. Oh! que l'amour inspire de courage! cette femme, qui, peu d'instans avant, languissait abattue, ne sent plus son mal, ne sent plus sa faiblesse; elle me soulève, me soutient jusqu'à sa chambre, me place sur un fauteuil, me prodigue ses soins, me couvre de ses larmes. Quel bien elles m'ont fait ces larmes! elles ont appelé les miennes, et la vie m'a été rendue. Amélie alors est tombée à genoux pour remercier le ciel. Qu'elle était belle! quel feu brillait à travers ses paupières humides! "Je jure, mon Amélie, me suis-je écrié, de n'avoir jamais d'autre épouse que toi, et de te consacrer ma vie: t'engages-tu par les mêmes sermens, et acceptes-tu ma foi?" Elle l'a reçue.

O Adolphe! le ciel sait proportionner la félicité à la peine: l'amour a plus de joies qu'il n'a de douleurs, et je n'avais pas acheté cet instant trop cher.


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Page Last Updated 5 March 2004