Amélie Mansfield

[Volume II, pp. 177 - 180]

LETTRE LXVIII



Adolphe à Ernest


Du château de Simmeren, 10 Juin.

[p. 180] Voici deux lettres qui arrivent ici à mon adresse; mais le timbre ne me disant que trop d'où elles viennent, je crois devoir vous les renvoyer.

Ernest, je vous ai dit souvent que la faiblesse, qui mène à tous les vices, était le plus grand de tous: vous êtes sensible, vous êtes même vertueux, et cependant, faible esclave d'une passion frénétique, pour la satisfaire, vous alliez vous livrer aux plus criminels excès, et mériter l'indignation de tout ce qui porte le nom d'homme, si la voix d'une femme ne vous eût arrêté.

En refusant de vous suivre, Amélie n'a fait que son devoir, et c'est malheureusement un mérite trop rare pour ne pas lui en savoir gré; mais vous, [p. 178] qui vous êtes rabaissé au point d'avoir besoin de recevoir d'une maîtresse des leçons de courage et d'honneur, vous Ernest, vous me faites pitié!

Cependant, quelle que soit l'impardonnable faiblesse qu vous a jeté dans la position où vous êtes, il n'est rien que je ne fisse pour vous en tirer, excepté ce que vous me demandez: s'il n'avait fallu vous donner que ma vie, elle était à vous, tout indigne que vous me paraissez maintenant de ce sacrifice; mais consentir à porter l'opprobre d'un mensonge et à mettre sous son nom une mauvaise action! Ernest, ne l'espérez jamais de moi. Il faut qu'Amélie soit détrompée: que ce soit par vous ou par moi, il n'importe, pourvu qu'elle le soit. Cependant, je vous laisse la liberté de choisir celui des deux qui se chargera de ce soin: hâtez-vous de prendre votre parti: le mien est irrévocable; car, malgré vos menaces, la douleur d'Amélie et tout ce que vous pouvez dire, je [p. 179] suis sûr que, dans cette occasion, comme dans toute autre, quelqu'inconvénient qu'il y ait à agir rigoureusement bien, il y en a encore plus à mal faire.

Vous n'avez qu'un moyen de me forcer au silence, c'est de me percer le coeur, non point en combattant à armes égales, jamais je ne leverai la main sur l'homme qui fut nom ami, sur le fils de ma bienfaitrice; mais avant peu je serai à Dresde, j'irai vous demander votre décision, et là, vous présentant ma poitrine nue et sans défense: "Prenez ma vie, vous dirai-je: de tout ce dont Adolphe peut disposer, tout est à vous, hors l'honneur."

Je ne vous parle point de mes peines, et pourtant elles ne sont pas faibles. Ah? Si vous saviez ce qu'est le malheur d'être aux pieds d'une mère qu'on ne peut estimer, de porter l'affliction au sein de celle qui nous donna la vie, de ne trouver aucune parole pour la consoler, et enfin de se sentir [p. 180] coupable pour trop aimer la vertu, vous verriez peut-être que les douleurs de l'amour ne sont pas les plus cuisantes. Mais que vous font les peines d'un ami? Depuis qu'une funeste passion s'est emparée de vous, tout ce qui ne s'y rapporte pas ne vous est-il pas devenu étranger? n'a-t-elle pas endurci votre coeur au point que, lorsque vous vous êtes déterminé à fuir, l'idée de me ravir le seul bien que je possède sur la terre, en me privant de mon ami, ne vous est pas venue une fois, et ne vous aurait pas arrêté un instant.


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Page Last Updated 8 March 2004