Amélie Mansfield

[Volume II, pp. 233 - 236]

LETTRE LXXIII



Ernest à Amélie


29 Juin, six heures du matin.

[p. 233] Je suis à Dresde; ce matin même je vais parler de toi et de notre amour à ma bienfaitrice, et lui demander un aveu d'où dépend celui de ma mère: si toutes deux le refusent, je retournerai près de toi sans remords, content d'avoir rempli mon devoir; et quand tu sauras tout, s'il était possible que tu m'opposasses encore des scrupules que je n'aurais plus, je croirais ton amour bien faible, et alors seulement je serais arrivé au dernier terme du malheur.

Après cette lettre-ci, je ne t'en écrirai plus; moi seul je t'apprendrai la [p. 234] réponse de Madame de Woldemar. Je compte partir demain; cependant si mon départ se différait de huit jours, n'en conçois aucune inquiétude, mon Amélie, et repose-toi avec confiance sur l'honneur, l'amour et la foi de ton époux.

Mais, crois-moi, tâche d'engager ton frère à revenir ici promptement; sa présence y est plus nécessaire qu'il ne pense. Blanche passe sa vie à Woldemar, auprès d'Ernest, et paraît se plaire beaucoup avec lui: l'amitié qu'elle lui montre est si affectueuse et si tendre, qu'il résisterait difficilement à tant de séduction et de charmes, si son coeur n'était défendu par la plus violente passion. O mon Amélie! cet Ernest l'objet de ton inimitié, est malheureux comme nous; il lutte aussi contre l'ambition et la volonté de sa mère, et est décidé à les braver plutôt que de renoncer à la femme qu'il aime. Cette ressemblance d'infortune ne t'attendrira-t-elle pas sur son sort? ne fera-t-elle [p. 235] pas succéder la pitié à l'aversion qu'il t'a toujours inspirée? Pourquoi le haïrais-tu? Il est bien loin de te haïr, lui! Il m'a révélé son secret, et je suis sûr que, s'il ne peut toucher sa mère, lui aussi penserait à fuir avec nous: s'il prenait ce parti, s'il ne voulait pas laisser l'orgueil de Madame de Woldemar disposer de son bonheur, le trouverais-tu donc coupable? . . . Tu t'étonnerais de ce que je t'entretiens d'un pareil sujet, s'il était sans rapport avec notre situation, et si ce que je dis ne prouvait pas ce que tu sais bien, que tout me reporte à l'intérêt de notre amour.

J'ai encore un mot à te dire sur Albert: tu n'ignores peut-être pas que, malgré ses rares qualités, ce n'est qu'à regret que Madame de Geysa consent à lui donner sa fille; elle eût préféré beaucoup l'unir à Ernest; de son côté, Madame de Woldemar, lors de l'arrivée de son fils, tremblait de le voir s'attacher à Blanche; et maintenant [p. 236] qu'elle connaît et désapprouve le choix qu'il a fait, elle cherche tous les moyens d'augmenter l'amitié qu'il montre à sa cousine, et de faire valoir tout ce que celle-ci a d'esprit et de charmes. Je crois bien que le coeur de Blanche sera fidèle à son premier attachement; mais, je te le répète, je voudrais qu'Albert hâtât son retour, ne fût-ce que pour prévenir les faux jugemens qu'un trop grand désir de plaire pourrait faire porter contre son amie: il ne suffit pas que l'épouse qui lui est destinée n'ait aimé que lui, il faut qu'elle n'ait jamais laissé soupçonner qu'elle eût pu lui préférer un autre homme.

Adieu, mon amie, mon épouse, adieu; quel que soit le sort qui m'attend aujourd'hui, ce sera le plus beau jour de ma vie, puisque, dans quelques heures, je pourrai verser tour mon coeur dans le tien et être délivré de l'horrible tourment d'avoir un secret pour toi.


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Page Last Updated 10 March 2004