Amélie Mansfield

[Volume III, pp. 189 - 197]

LETTRE CIII [Continuation III]



Blanche à Albert


A minuit.

[p. 189] Elle a débuter ainsi, avec un ton grave, lent, un peu solennel, sans gestes, et les regards attachés alternativement sur ma mère et sur le parquet:

"Il a été un tems de ma vie, où je mettais tout mon orgueil dans ma famille et tout mon bonheur dans mon fils; je me glorifiais, je l'avoue, d'être alliée à une famille dont le sang était [p. 190] pur et sans tache; et la tendresse de mon Ernest, sa soumission, son respect, les grandes qualités qu'il promettait, remplissaient mon coeur maternel de la plus douce joie. Tous ces biens, je les ai perdus, tous m'ont été enlevés; vous savez par quelle main, Madame, a-t-elle continué, en fixant Amélie d'un air imposant et sévère; vous savez quelle femme est devenue la honte de notre maison, nous a fait rougir de notre nom, a avili mon fils en lui préférait un misérable, et veut maintenant le déshonorer sans retour en le forçant à s'unir à elle! . . -- Madame, je ne souffrirai pas un tel langage, a interrompu Ernest avec véhémence. -- Il faut tout souffrir de votre mère, a répliqué Amélie avec beaucoup de dignité; c'est ajouter à mes torts que de manquer, à cause de moi, au respect que vous lui devez et, si mes prières peuvent avoir quelque pouvoir sur vous, vous écouterez en silence les reproches qu'elle m'adresse [p. 191] avec trop de justice, peut-être. -- Je vous suis obligé, Madame, a repris la Baronne amèrement, de parler à mon fils en ma faveur, et de l'engager à vouloir bien écouter sa mère; mais c'est un devoir que vous n'auriez pas eu besoin de lui prescrire, si depuis long-tems vous ne lui eussiez fait oublier tous les siens. -- Ah! Madame, s'il était nommé! si j'avais su qui je recevais près de moi! mais, hélas! tous mes melheurs sont venus de l'avoir réjeté et de l'avoir aimé sans le connaître . . . . Et à présent que vous le connaissez, Madame, a continué la Baronne, à présent qu'il dépend de vous de consommer sa ruine et mon désespoir, que vous me voyez réduite à vous implorer, vous qui m'avez fait plus de mal que mon plus mortel ennemi n'aurait pu m'en faire, quel sort nous réservez-vous à tous deux? êtes-vous résolue à arracher Ernest à sa mère, à sa patrie, pour l'envelopper dans la honte dont vous vous êtes couverte? voulez-vous qu'il devienne [p. 192] l'opprobre de sa famille et mon assassin? . . Arrêtez, arrêtez, ma mère, s'est écrié impétueusement Ernest; arrêtez, Amélie; avant de répondre, écoutez-moi: ô mon Amélie! qu'une fausse générosité ne vous égare pas! Amélie, ne me sacrifiez pas! Ferez-vous moins pour celui qui vous a donné son amour et son existence, que pour la femme hautaine que veut sacrifier le lien sacré qui nous unit à barbares préjugés? . . . . Voilà donc comme je suis traitée par mon fils, a dit la Baronne indignée! Vous devez être contente, Madame, des effets de l'amour que vous inspirez; et la veuve de M. Mansfield doit se complaire à voir humilier la Baronne de Woldemar. -- En vérité, a ajouté ma mère d'un ton dédaigneux, je ne crois point qu'Ernest eût osé jusque-là, s'il y était encouragé par de mauvais conseils . . . . Hélas! a dit Amélie en joignant les deux mains vers le ciel, je sais trop que je suis la cause [p. 193] des torts d'Ernest et de la division d'une famille que je respecterai jusqu'à mon dernier soupir; mais, Madame, a-t-elle continué en s'adressant à la baronne, si vous pouviez lire dans ce coeur que vous déchirez, quelles sont les seules espérances qu'il ose concevoir, peut-être trouveriez-vous qu'elles expient assez l'erreur involontaire qui m'a rendue si coupable à vos yeux. -- Je ne sais, Amélie, quelles espérances vous nourrisssez, lui a dit Ernest avec émotion; mais si elles sont autres que les miennes, si elles ne sont pas d'être à moi en dépit de toutes les oppositions, de tous les obstacles, de toutes les volontés je jure au ciel, à ma mère, à vous-même, je jure que des espérances seront déçues. Ma mère, vous savez que j'ai le droit de parler ainsi, vous savez que vous-même m'avez promis de ne plus vous opposer à mon union avec Amélie: ou me trompiez-vous en le promettant? ou voulez-vous maintenant violer votre parole? Mais vous [p. 194] même, Ernest, ne vous souvient-il plus que vous m'aviez promis de renoncer à elle? Ah! je ne l'ai pas oublié cet effort terrible qui a égaré ma raison et qui m'eût coûté la vie, si vous ne m'eussiez rendu un serment involontaire, impie, que j'abjure et que vous ne deviez pas me rappeler, puisque vous l'avez annulé par le vôtre. O ma mère! c'est parce que vous vous êtes attendrie sur mes maux que j'existe encore; ne me retirez pas vos bienfaits, je vous le demande à genoux." Et en parlant ainsi il embrassait ceux de Madame de Woldemar avec ardeur: "Regardez mon Amélie; vous l'aimiez tant autrefoix! une faute dont son extrême jeunesse fut l'excuse l'a-t-elle bannie sans retour de votre coeur? Regardez mon Amélie, ma mère, et vous l'aimerez encore, et vous me pardonnerez de ne pouvoir vivre sans elle, et vous direz: Oui, c'est encore là l'enfant de mon coeur, la fille de mon adoption . . . ." Les sanglots ont étouffé sa [p. 195] voix. "O Madame! a dit Amélie en se prosternant aux pieds de la baronne à côté de son amant, autrefois vous m'ouvriez vos bras, vous me pressiez contre votre sein, vous me nommiez votre fille, votre fille chérie; l'époux que vous me destiniez, le voilà gémissant à vos pieds, vous demandant ma main comme on demande la vie: il est l'idole de mon coeur; nous ne pouvons exister qu'ensemble. Heureux par vous, nous vous contemplerions comme la divinité suprême qui d'un mot retire de l'abîme du désespoir pour donner la félicité du ciel. O Madame! serez-vous insensible au pouvoir de dispenser tant de biens? O ma tante? ma mère! pardonnez si l'amour qui remplit mon coeur m'enhardit à vous donner ce nom, ne me rejetez pas, n'accablez pas de votre haine celle que vous avez tant aimée, qui vous chérit, vous révère, que votre fils a choisie et que vous avez si long-tems regardée comme son épouse." A ce tableau si [p. 196] déchirant, aux accens de cette prière si pénétrante, je n'a pu retenir mes sanglots; mon père avait des larmes dans les yeux, ma mère semblait émue. Amélie s'est tournée vers elle: "Et vous, ma tante, lui a-t-elle dit, ne parlerez-vous pas en faveur de l'enfant de votre soeur? ne soutiendrez-vous pas votre sang? Notre sang! a interrompu Madame de Woldemar en levant les yeux au ciel; oui, pour notre malheur, vous en êtes. Mais, Amélie, a-t-elle ajouté avec quelque trouble, relevez-vous et écoutez-moi." Elle l'a fait asseoir près d'elle, a pris une de ses mains entre les siennes et lui a dit: "Je vous ai beaucoup aimée, et, en vous revoyant, quelle que soit ma colère et votre impardonnable faute, je sens bien que vous m'êtes encore chère, et je gémis que vous m'ayez mise dans l'impossibilité de vous donner pour épouse à mon fils. Dans l'impossibilité! a interrompu Ernest hors de lui. C'est là Amélie que je parle, mon fils, [p. 197] c'est à elle seule à me répondre; et quant à vous, si vous osez m'interrompre une seule fois encore, je quitte à l'instant la chambre, et je ne vous verrai jamais ni l'un ni l'autre. Je ne dis plus rien, Madame a repris Ernest en se levant." Et il est demeuré de bout appuyé contre le fauteuil d'Amélie.


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Page Last Updated 21 April 2004