Amélie Mansfield

[Volume III, pp. 1 - 4]

LETTRE LXXX



Albert à Blanche


Munich, 4 Août.

[p. 1] Je vais vous revoir, Blanche, et je sens en m'approchant de vous diminuer le regret d'avoir quitté ma soeur; cependant, comme je ne veux point me parer à vos yeux d'un sacrifice que je n'ai point fait, je vous avoue que malgré la vive et profonde tendresse qui m'appelle toujours où vous êtes, j'aurais moins écouté sa voix que celle de devoir qui me prescrivait de ne point abandonner ma soeur, si cette tendre amie, tout en larmes, en m'avait demandé à deux genoux, au nom du repos [p. 2] de toute sa vie, de ne point hasarder mon bonheur. "Albert, me disait-elle avec cet accent pénétrant qui est son plus grand charme, et qui vous sied si bien, Blanche, quand vous daignez l'employer, Albert, dans l'état où je suis, la seule consolation qui me reste sur la terre est de te voir heureux: si un délai de ta part indisposait les parens de Blanche ou la livrait elle-même à un nouveau goût, en vain je demanderais au ciel la force de vivre pour toi, il ne me la donnerait pas, Albert . . . . Promets-moi donc de partir, mon frère de partir sur-le-champ." Et en parlant ainsi, elle élevait vers moi ses mains suppliantes. J'ai vu que sa conscience était oppressée du mal que mon séjour en Suisse pouvait me faire, que mon départ lui rendrait la tranquillité, et je ne dissimule pas qu'en me décidant à revenir auprès de la femme qui m'est si chère, dans l'espérance de recevoir une main qui doit faire les délices de ma vie, c'est aux prières de [p. 3] ma soeur que j'ai cédé. Je vous connais assez, Blanche pour être sûr que cet aveu ne vous blessera pas; je n'en dirais pas autant des paroles échappées à ma soeur sur le nouveau goût au quel vous pourriez vous livrer: il se peut qu'un pareil soupçon révolte votre fierté; cependant, mon amie considérez que ce n'est pas moi qui l'ai dit, ni qui l'ai craint, et qu'Amélie, qui vous connaît moins et qui m'aime avec excès, a pu, sans vous offenser, se livrer à des alarmes exagérées: il faut peut-être vous avoir observée avec tout l'intérêt d'un coeur qui vous est aussi dévoué que le mien, pour être sûr qu'il est des bornes que vous ne passerez point, et que jamais vous ne vous livrerez aux amusemens d'une innocente coquetterie aux dépens de la foi, du devoir et de la vertu; vous vous rappellerez que je vous ai dit souvent que s'il était pardonnable de céder quelquefois à ce penchant l'habitude en était dangereuse, parce [p. 4] qu'en, s'y abandonnant sans cesse, il tournait en besoin, et qu'il était plus aisé de le vaincre que de le modérer. Mais le tems des remonstrances est passé, Blanche, et puisque vous m'aimez toujours, je ne vous dois que des actions de grâces: de tous les torts que vous pourrez avoir, il n'y a que celui de l'indifférence que je ne vous pardonnerais pas: soyez innocente de celui-là, ô ma Blanche! et vous ne serez coupable d'aucun autre. Répondez-moi quelques mots, je vous conjure, à Prague, où je serai forcé de m'arrêter trois jours.


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Page Last Updated 17 March 2004