Amélie Mansfield

[Volume III, pp. 12 - 22]

LETTRE LXXXIV



Ernest à Adolphe


14 Août.

[p. 12] O Adolphe! quel changement inattendu! . . . . Dans le tumulte de mes [p. 13] esprits, dans la confusion de mes idées, comment vous rendre ce qui s'est passé? . . . quel dieu favorable m'a inspiré? quelle main céleste m'a conduit? Ah! sans doute, c'est celle d'Amélie; c'est elle qui m'a retiré de la tombe pour me rendre au bonheur: les ténèbres qui m'enveloppaient se sont dissipées depuis que je vois luire l'espérance de lui appartenir. Je pourrai donc la serrer encore dans mes bras, essuyer la trace de ses pleurs, lui dire ce que j'ai souffert, entendre ses douleurs passées! . . . . O Adolphe! Adolphe! l'univers où j'étais s'est transformé en un autre univers, set je ne suis plus sur une terre où l'on verse des larmes.

Il me serait impossible de vous donner un détail exact de cet événement aussi heureux qu'extraordinaire . . . . oh! oui, bien extraordinaire. Croiriez-vous que ma mère s'est laissée fléchir; elle a eu effroi du sang de son fils, et pourtant je ne songeais pas à l'effrayer: [p. 14] je ne voulais que cesser de souffrir . . . . J'avais passé la nuite tourmenté des rêves les plus effrayans; Amélie se présentait à moi sous toutes les formes, menaçante, plaintive, tendre, désespérée, mais toujours un pied dans un cercueil; elle m'appelait pour l'en arracher, et je ne pouvais aller à elle; une force inconnue me retenait, et je sentais remonter vers mon coeur quelque chose qui le serrait, comme si un serpent l'eût enlacé de ses noeuds. Le jour n'a point dissipé ces terribles visions, toujours partout je voyais Amélie prête a mourir, me jetant un dernier regard. Je n'a pu soutenir plus long-tems un état aussi horrible; sans savoir ce que je voulais, ce que je faisais, ne songeant qu'à terminer mes maux, je suis descendu chez ma mère, égaré, hors de moi, j'ai saisi un couteau que j'ai vu sur sa table: à mon aspect, à mon action elle a jeté un cri. "N'ayez pas peur, ma mère, lui ai-je dit, je ne viens point rompre mon serment [p. 15]; mais je n'ai pas juré de la fuir au delà de tombeau; elle m'y attend, me voici prêt à la suivre . . . . " Je n'ai qu'un souvenir confus de ce qu'a répondu ma mère: elle s'est levèe de dessus son fauteuil, en s'ècriant à plusieurs reprises, ce me semble: "Ernest! mon fils! que t'est-il arrive? pourquoi m'a-t-on caché ton état? mon fils, as-tu perdu la raison sans retour? -- Non, ma mère, je suis tranquille . . . . " En vérité Adolphe, je croyais l'être . . . . "Je suis tranquille, car mon parti est pris . . . . " En parlant ainsi, j'agitais mon bras en portant apparemment mon couteau vers ma mère, car elle m'a saisi la main en s'écriant: "Ernest! viens-tu pour tuer ta mère?" Je me rappelle ces mots avec terreur, ils m'ont fait tressaillir. "Tuer ma mère! moi! qui ose le dire? qui ose le penser? ah! ne sait-on pas à quel prix j'ai racheté ses jours? -- Malheureux enfant! a-t-elle dit en me pressant dans ses bras." Il m'a semblé, Adolphe, que [p. 16] son embrassement réchauffait mon coeur, et j'ai été effrayé de me sentir renaître. "Non, ma mère, non, je ne veux pas vous devoir la vie une seconde fois, lui ai-je répondu en m'arrachant à ses caresses; c'st trop d'une, reprenez-la; j'ai horreur de vos dons." Je ne sais alors quelle a été précisément mon action; mais je me suis frappé; j'ai vu mon sang inonder mes habits, rejaillir sur ma mère, et je suis tombé sans connaissance. J'ignore combien cet état a duré; je n'ai même aucune idée distincte de l'instant où les secours qu'on m'a donnés m'ont fair revenir à moi: enfin, j'ai reconnu ma mère, et je me souviens parfaitement de son discours, parce qu'à mesure qu'elle le prononçait, je sentais mes idées s'éclaircir, mon sang reprendre sa chaleur et mon coeur son mouvement. "Ernest, me disait-elle, comme mes raisons n'ont pas pu vous convaincre, ni mes prières vous persuader, et que je n'ai point de force contre la douleur où je vous vois, je [p. 17] consens, mon fils, à céder à vos voeux; mais avant de vous livrer à vos transports, écouter à quelles conditions je vous accorde un bien que vous devriez rougir de recevoir. Je ne vous demande pas votre attention, je suis sûre de la fixer, puisque je vais vous parler d'Amélie. Amélie vous fut destinée dès le berceau, mon fils; voyez quel eût été son bonheur et le vôtre, si, docile aux voeux de sa famille, elle n'eût écouté que son devoir; et imaginez quelle serait sa honte maintenant, si elle savait que cet Ernest qu'elle a sacrifié à un fol et avilissant amour, est l'homme qu'elle aime, et à qui elle désire d'être unie; ce n'est pas tout, si, sans s'asservir même aux impérieuses lois de l'honneur, elle eût écouté seulement les conseils de son trop indulgent frère, et que pour se donner à M. Mansfield, elle eût attendu votre retour, sans doute en vous voyant elle eût rougi de son choix; alors j'aurais pu lui pardonner, car je l'aimais, Ernest [p. 18], je ne m'en cacher pas, et nous aurions connu des jours heureux; sa funeste précipitation nous a tous perdus: voulez-vous l'imiter, mon fils, et consommer un hymen qui vous déshonore, avant de vous être assuré si celui que j'ai en vue n'excitera pas un jour vos regrets? Votre mère ne commande plus, mon fils, elle conseille; elle ne menace plus, elle prie; elle ne vous demande point de vous enchaîner à la femme qu'elle vous destine, mais de la voir: venez avec moi à Vienne; vous irez chez le Prince de B***, vous connaîtrez sa fille, vous peserez les avantages d'une telle alliance; et du moins, si vous persistez dans votre refus, ce ne sera point sans savoir ce que vous perdrez; mais j'exige que vous ne preniez point de résolution avant deux mois; ce n'est pas trop, je pense, quand il s'agit du sort de toute la vie: vous passerez ce tems à Vienne, à la cour de l'Empereur, où vous serez reçu avec les égards dus à votre naissance.

[p. 19] Si, à l'expiration du terme prescrit, vos liaisons avec les premières familles de l'empire, l'éclat de la gloire, la noble ambition des dignités, le sentiment de l'honneur enfin, n'ont point effacé de votre coeur la misérable passion dont il est dévoré maintenant, alors mon fils . . . Elle s'est arrêtée un moment, et a continue en soupirant profondément. "Alors, mon fils, lisant un éternel adieu au monde, à la cour, à votre patrie, dont vous étiez destiné à faire l'ornement, vous irez vous ensevelir dans vos montagnes, pour y traîner vos déplorables jours avec celle à qui vous aurez tout sacrifié; votre mère ne s'y opposera plus." De tout ce long discourse, Adolphe, que j'avais écouté avec la plus profonde attention, les derniers mots seuls ont été à mon coeur, et je ne suis écrié, en baisant les mains de ma mère avec transport: "Vous ne vous y opposerez plus! O divines paroles! combien votre généreuse bonté commande avec [p. 20] plus d'empire que votre malédiction même. Me voici soumis, ma mère, et j'accepte toutes vos conditions. J'irai à Vienne, je verrai la cour, je verrai qui vous voudrez; disposez de moi, mon obéissance sera sans bornes comme ma reconnaissance; tout ce qui est en ma puissance est à vous: ce n'est pas trop mettre à vos pieds chaque jour d'une vie que vous consentez à rendre si heureuse." Ma mère s'est levée, m'a regardé d'un air triste, et me serrant la main, elle m'a dit: "Calmez-vous, Ernest, votre joie me fait mal: je me retire, j'ai besoin de repos; soignez votre santé; j'espère que le voyage la rétablira ainsi que la mienne: nous partirons le plutôt possible. Adieu mon fils, je compte sur votre parole." Elle m'a quitté, et quand j'ai été seul, je me suis demandé si ce que je venais d'entendre n'était pas un songe, s'il se pouvait en effet que ma mère eût dit qu'elle ne s'opposerait plus à plus à mon union avec Amélie; j'ai [p. 21] repassé dans ma mémoire chacune de ces paroles si inattendues, et m'arrêtant toujours sur les dernières, je m'écriais avec d'ineffables transports: "Amélie sera mon épousse! je posséderai la bien-aimée de mon coeur! et ma mère ne s'y opposera plus!"

Envoyez-moi, par l'exprès qui vous apportera cette lettre, toutes celles que je vous ai écrites depuis l'instant où j'ai connu Amélie: je les attends pour lui dire qui je suis; c'est elles qui m'obtiendront ma grâce; c'est en voyant quels furent, et mon amour et mon désespoir, qu'Amélie pardonnera à Ernest de l'avoir trompée . . Hâtez, hâtez-vous, de me faire parvenir ces lettres, je meurs d'impatience de les avoir, je n'attends qu'elles pour lui écrire . . . . Mais, Adolphe, ne m'avez-vous pas dit qu'il vous était arrivé une lettre d'Amélie pour moi? pourquoi ne me l'avez-vous pas donnée? et moi-même, comment ai-je pu l'oublier si long-tems? Que m'est-il donc arrivé qui [p. 22] ait pu m'ôter un pareil souvenir? O Dieu! qu'il doit être déplorable, l'état où la douleur m'a réduit, s'il a pu me laisser insensible au bonheur de lire une lettre d'elle! . . . Peut-être en avez-vous plus d'une, Adolphe, mon coeur palpite de joie à ce ravissant espoir. Sans doute elle m'a écrit cette femme chérie, ne fût-ce que pour se plaindre de mon silence. O mon Amélie! tandis que mon visage est inondé des larmes du bonheur, tu en verses d'amères en m'accusant peut-être; mais console-toi, mon amie, le jour de la joie va aussi arriver jusqu'à toi; ma mère n'a-t-elle pas dit qu'elle ne s'y opposait plus? Je vous en conjure encore, ne perdez pas un seul instant pour me faire parvenir ces lettres; songez qu'Amélie est dans la douleur, et que l'y laisser par négligence une minute de trop serait un crime.


Home
Contact Ellen Moody.
Pagemaster: Jim Moody.
Page Last Updated 18 March 2004