Amélie Mansfield

[Volume III, pp. 35 - 43]

LETTRE LXXXVII



Adolphe à Ernest


Dresde, 16 Août.

[p. 35] Je ne sais si vous devez vous réjouir de la condescendance de votre mère, car lorsque la raison vous sera entièrement rendue, je vous connais un coeur si généreux, que vous croirez ne pouvoir payer une si extraordinaire preuve de bonté, qu'en vous sacrifiant vous-même; et je vous assure, mon ami, qu'aussi long-tems que vous vous laisserez asservir par la passion qui égare vos sens, quelque changement qui arrive dans votre situation, vous ne ferez que changer de malheur.

Et moi aussi, Ernest, je vous demande de réfléchir sur ce que vous allez faire; je ne vous dirai point de songer à ce que vous devez à votre [p. 36] rang et à votre nom, je laisse à d'autres le soins de faire valoir ces orgueilleuses misères; mais je vous demande de méditer sur ce qu'exige et la vertu et votre bonheur. Votre mère s'est rendue à vos voeux; mais considérez qu'en donnant ce consentment, elle a donné plus que sa vie, car je doute qu'elle puisse survivre à votre mariage avec Amélie. Ami, l'amour est un bien de peu de jours, mais le remords est un mal de toute la vie: si vous tuez votre mère, vous n'aurez pas un moment de paix jusqu'au tombeau; et arrivé à ce dernier terme, l'éternité sera là pour punir encore votre crime; mais renoncer à Amélie n'en est point un. Ernest, que lui devez-vous? Amélie n'est point votre épouse; serait-elle donc votre maîtresse? Mais non; puisque vous l'aimez toujours, il faut qu'elle soit demeurée pure et innocente: ce n'est pas vous qui voudriez faire votre compagne d'une femme coupable et déshonnête.

[p. 37] Voici deux lettres d'elle*. La plus récente a fait naître un incident dont je vais vous rendre compete, et qui a mis les parties intéressées bien près de la vérité. Au surplus, je vous déclare que ce sont les dernières que je recevrai; s'il en arrive une troisième, je la renverrai avec un mot d'éclaircissement. Ernest, vous n'apprécierez jamais tout ce qu'il m'a fallu d'amitié pour endurer jusqu'à ce jour que mon nom servît de prétexte au mensonge; et si votre maladie ne m'eût rendu faible, il y a long-tems que j'aurais parlé.

Hier, je déjeunais chez M. de Geysa avec le Comte Albert, lorsque la seconde lettre d'Amélie m'a été apportée par mon domestique. J'étais assis près de Blanche; son père et sa mère nous avaient quittés; le Comte Albert regardait quelques livres placés dans [p. 38] une petite bibliothèque près de la porte; William entre, me demande, présente un paquet; Albert avance la main, le prend et me le remet: le timbre et l'écriture le font tressaillir. "C'est d'Amélie! s'écrie-t-il avec une extrême surprise. -- D'Amélie! répète Blanche." A ces mots je sentis la rougeur me monter au visage, et déterminé à me laiser soupçonner plutôt que de trahir votre secrete, je baissai les yeux vers la terre en mettant la lettre dans ma poche. "Vous ne la lisez pas, a dit le comte en contraignant son agitation? -- Vous le voyez bien, ai-je repris en le regardant avec tranquillité. -- Quel étonnant mystère! s'est écriée Blanche en joignant ses mains." J'ai souri avec amertume et n'ai point répondu. "J'espère que M. de Reinsberg me se fera pas prier pour l'éclaircir, a ajouté le comte, et qu'il sentira que le frère d'Amélie a droit d'être instruit de tout ce qui la regarde -- Je vous prie de ne pas m'interroger [p. 39], lui ai-je dit, car il ne dépend pas de moi de vous satisfaire. -- Il ne dépend de vous . . . Ma soeur vous écrit, et je ne puis en savoir la raison? M. de Reinsberg, ce secrete est un outrage: pour l'honneur d'Amélie, il faut le dévoiler sur-le-champ. -- Je ne puis vous confier le secret d'un autre. -- Osez-vous me faire entendre que c'est celui de ma soeur, et qu'il ne peut m'être révélé? -- Je ne dis point cela, Monsieur, je ne veux rien vous faire entendre; je vous déclare seulement que vos questions sont inutiles, et que vous menaces ne me feront pas rompre le silence. -- Dieu! s'est écriée Blanche, se pourrait-il qu'Amélie . . . . Blanche, a interrompu vivement le comte, je vous défends de concevoir aucune pensée contre l'innocence d'Amélie: les anges n'en ont pas une plus pure. M. de Reinsberg, a-t-il continué en s'approchant de moi et me prenant la main, jamais frère n'a aimé sa soeur comme j'aime Amélie; si vous prenez intérêt à elle, si vous êtes [p. 40] instruit d'un secrete qui la touche, à qui le confierez-vous, si ce n'est au plus tendre ami qu'elle ait au monde? Au nom du ciel! ôtez-moi mon incertitude; je ne pourrai la supporter plus long-tems. -- Je le voudrais, ai-je répondu d'un ton affectueux, mais je ne le puis; tout ce qu'il m'est possbile de vous dire, c'est que je n'ai jamais vu votre soeur, et que cette lettre n'est pas pour moi. -- Elle n'est pas pour vous! s'est écriée Blanche! quel trait de lumière! Cette longue absence d'Ernest, cette mystérieuse passion qui le consume, cette femme inconnue que sa mère lui refuse et qu'Adolphe ne veut pas nommer . . . . Se pourrait-il que cela fût ainsi? a repris douloureusement le comte en penchant son visage dans ses mains, et qu'Amélie ne l'eut pas avoué à son frère? -- Voilà, voilà le vrai motif des questions qu'il me faisait a continué Blanche avec vivacité, de l'intérêt avec lequel il m'écoutait quand je parlais d'Amélie, de son [p. 41] émotion en voyant son portrait à Lunebourg, de cette terrible lutte avec sa mère qui a pensé leur coûter la vie à tous deux: il n'y a plus de doute, tout est deviné, tout est découvert, tout est sûr: parlez, parlez donc, M. de Reinsberg: voilà ce que voulait cacher Ernest.

-- Je croyais vous avoir déjà, dit Mademoiselle, ai-je répondu gravement, que je n'étais pas instruit de ce que renferme cette lettre; je demande à votre bonté de vouloir bien vous en souvenir, afin qu'elle m'épargne des questions auxquelles je ne pourrais répondre sans voiler le dépôt qui me fut confié." Pendant ce discours, le Comte Albert était demeuré immobile contre la cheminée, la tête toujours appuyée sur ses mains; cependant, comme il s'est aperçu que je me préparais à quitter la chambre, il s'est avancé vers moi, et m'a dit. "Croyez-vous que le Comte de Woldemar soit en état de recevoir demain ma visite? -- Je le crois; j'ai eu [p. 42] ce matin une lettre de lui qui m'apprend qu'il est beaucoup mieux, et je puis vous assurer du plaisir qu'il aura à vous voir." Sans me répondre, il est retourné à la cheminée, où il a repris sa même position. J'ai salué Blanche, et je suis sorti.

Vous aurez cette lettre-ci ce soir à six heures, et demain avant dix sans doute la visite du Comte de Lunebourg. Puissiez-vous opposer le noble courage de la vertu à tous les assaults que vous livrent les événemens, votre coeur et vos droits; puissiez-vous sortir vainqueur d'un combat où il ne faut peut-être qu'une faiblesse pour vous perdre sans retour! O Ernest! que je retrouve en vous l'homme que j'ai connu jadis, et l'orgueil de posséder un tel ami pourra me faire oublier toutes les peines que vous me connaissez, et toutes celles que je ne vous dis pas.

Vous trouverez dans le paquet ci-joint, toutes les lettres que vous m'avez [p. 43] écrites depuis votre malheureuse connaissance avec Amélie.


* Celles du 6 et du Juillet: on verra plus loin comment celle du 8 Août ne lui est pas parvenue.


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